Si l’on y songe, la question des relations, et de l’harmonie vertueuse, entre les différents acteurs de la trinité étatique (citoyens, politiques et militaires), plane en permanence au-dessus des problématiques abordées sur ce site.
La professionnalisation des armées, la naissance d’une nouvelle ère géostratégique faisant suite à la « glaciation » de l’affrontement est-ouest, une recomposition qui, à l’évidence, ne se fera pas sans des démonstrations de puissance ; la soif d’information, enfin, d’une opinion publique abreuvée en permanence de nouvelles parmi lesquelles elle a parfois du mal à faire le tri, sont quelques-unes des nouvelles données qui imposent une meilleure communication entre les mondes civils et militaires.
Or, si des civils s’expriment de plus en plus sur les questions de défense, la parole avisée des hommes de l’art est aussi pour eux indispensable à une claire compréhension des enjeux. Mais qu’en est-il, au juste, de cette expression publique des militaires d'aujourd’hui ?
J’ai déjà eu l’occasion de présenter brièvement le très beau livre d’Yves Cadiou, « Opération Tacaud, première Opex ». Outre son intérêt historique et littéraire évident, ce récit m’avait séduit car son auteur en appelait au témoignage des « anciens » pour l’enseignement des jeunes cadres mais, aussi, pour l’information des citoyens.
Sur l’expression actuelle des militaires, Yves Cadiou a également écrit un texte que je vous propose aujourd’hui, avec son aimable autorisation. Son point de vue, celui d’un praticien et d’un observateur des guerres post-guerre froide ainsi que de l’évolution de l’Institution militaire, me semble particulièrement pertinent.
En tout état de cause, il devrait servir à alimenter la réflexion et les débats sur un sujet de première importance.
Mais laissons-lui la parole…
En trois ou quatre décennies, il s’est produit sous nos yeux une profonde évolution dans l’expression publique des militaires. Désormais, sur les sujets qu’ils connaissent et à l'exception de ce qui est secret, les militaires donnent publiquement et tranquillement leur avis.
L’origine du phénomène est double. Premièrement, et c’est évident je crois, l’apparition et le développement récent de l’outil « internet ». Les sites comme celui-ci, mais il en existe plusieurs autres, permettent aux militaires de s’exprimer tout en se conformant au devoir de réserve parce qu’ils ne s’expriment pas ès-fonction. Deuxièmement et surtout il s’est produit ces dernières années, coïncidence sans aucun rapport avec l’apparition d’internet, un changement sociologique dans l’armée.
Ce changement résulte d’un fait historique qui est encore trop proche pour qu’on puisse l’analyser complètement : ces récentes années, les officiers généraux qui ont été nommés aux postes de responsabilité majeurs étaient entrés à Saint-Cyr dans les années soixante. C’était l’époque où, sous l’impulsion du Général de Gaulle, la France se redressait et s’affirmait sur la scène internationale. La grandeur ne se partageait pas et l’épée était l’axe du monde. La carrière militaire prenait une dimension nouvelle : en dépit de valeurs constantes, on ne revêtait plus l’uniforme exactement dans le même esprit que ceux qui s’étaient enrôlés pour libérer le territoire national ou pour s’opposer à la décolonisation. Dans cette nouvelle génération des années soixante, tous se voyaient participer au prestige de la France post-coloniale, indépendante et nucléaire ; pour ma part, l’incertitude africaine me faisait déjà imaginer les opex ; d’autres pensaient relations internationales, coopération européenne ; d’autres percevaient «le rôle social de l’officier » auprès des Appelés du service militaire. Alors que sous la IVème République le concours de Saint-Cyr privilégiait la quantité plutôt que la qualité, c’était désormais l’inverse et le niveau grimpait en flèche. Cette génération a bénéficié ensuite du changement de la mentalité des civils envers les militaires à partir de 1978 (premières opex) puis surtout à partir de 1981 (loyauté confirmée envers le suffrage universel, voix de la France).
Dans les plus hauts emplois militaires, cette nouvelle génération est arrivée avec le Général Bentegeat. Mais il n’y a pas que les CEM, il y a tous les autres. Ils sont maintenant retraités, certains ont fait, ou font encore, une carrière civile tout en continuant de s’intéresser à la défense. Tous ces gens-là ont quelque chose à dire et n’ont aucun motif de s’en priver. De plus ils ont les moyens techniques de le faire sans imprimatur et de se documenter sans sortir de chez eux.
Tout ceci fait que désormais les militaires s’expriment. C’est nouveau et très déstabilisant pour ceux qui avaient pris l’habitude du mutisme des militaires. Il est devenu évident que l’on n’est plus au vingtième siècle où Charles de Gaulle fut une brillante exception. Il est devenu évident que la rédaction du premier Livre Blanc du XXIème siècle aurait pu et dû être confiée à des militaires : ceux-ci, qui connaissent Clemenceau comme tout le monde, auraient consulté des civils autant qu’il aurait fallu et, n’étant pas dépourvus de méthode, se seraient appuyés sur cet autre Livre Blanc consacré à notre politique étrangère.
Dans le petit monde politico-médiatique la certitude était naguère largement partagée de l’incapacité des militaires à s’exprimer donc à exister. Mais cette certitude est battue en brèche : il est devenu soudain évident que maintenant les militaires existent et prennent tranquillement leur part au débat sur la défense nationale et l’armée. C’est la moindre des choses parce qu’ils en sont les spécialistes.
Le seul problème qui reste, c’est que les décideurs civils n’ont pas encore bien compris. Mais à force d’entendre les militaires s’exprimer, les pékins vont finir par comprendre.
Septembre 2008. Yves Cadiou.
Note : ce texte a déjà été publié sur le forum du site de La Saint-Cyrienne.