Jean Bollack
(né en 1923) a renouvelé par ses travaux la philologie. Ses contacts avec le
théâtre (il a collaboré avec A. Mnouchkine), avec la critique littéraire, la
psychanalyse et la sociologie (Pierre Bourdieu fut un ami), son amitié avec des
poètes (comme André du Bouchet, André Frénaud, Paul Celan) modernisèrent la
discipline. Dans le domaine de la philosophie antique et de l’histoire des
religions, il a lu Parménide comme un poète et un auteur, situé dans une
tradition littéraire, et non comme un philosophe.
Depuis des décennies, Jean Bollack tient un journal ; ses notes, marquées
X et suivies d'un numéro, réunissent des observations et des réflexions faites
au fil des jours, et se répondent à distance. Elles développent des positions
prises à la fois dans la sphère du travail et dans un cadre plus large.
Quelques-unes sont publiées sur
ce site. Jean
Bollack en a confié d’autres à Poezibao,
concernant la poésie, qui seront publiées au cours des prochaines semaines.
Nous commencerons par des X à propos de Paul Celan.
(Tristan Hordé)
Dernières
publications :
Parménide, Paris, Verdier, 2006.
Sophocle, Électre, traduction avec
Mayotte Bollack, Paris, Éditions de Minuit, 2007.
X 2059 [septembre 2007]
Le peintre Anselm
Kiefer, dans l’entretien qu’il a accordé à Libération (Henri-François
Debailleux, 07 VIII 07), se réfère à la Kabbale (le Sefer shedot) ;
elle illustre le rapport mystique qu’il entretient lui-même avec le monde. L’homme
traverse les sept édifices célestes et se réduit au pur esprit — à son “soi”.
Kiefer insiste sur cette correspondance entre l’objet qu’il produit, ou
reproduit, et la quête de soi, préétablie dans les profondeurs de l’âme. L’art
n’est pas tant marqué par l’histoire ; s’il l’est, c’est dans le cadre de la
vision globale et transcendante qui l’intègre.
N’en irait-il pas de même des auteurs comme Celan, qui pourtant se sont au
contraire référés à l’histoire et à ses vérités particulières ? Kiefer est
interrogé sur la place qu’il accorde à Celan ou à Bachmann (simplement
associés, sans égard à leur différence) ; ce sont pour lui des “monuments”
qu’il a traversés, monumentalement (le mot paraît lui convenir), comme l’homme
de la Kabbale parcourt ses palais ; ce sont des étapes au cours d’une
révélation. La vérité s’est révélée à son art au cours de ce parcours. Or cette
ascension et ce dépouillement sont à présent accomplis. La révélation se trouve
« à son point culminant : il se peut que je passe à autre chose ».
L’entreprise, et l’ambition qui s’y rattache, se veulent universelles, capables
d’intégrer sans distinction les expériences les plus fortes et de s’en enrichir
- dans les cavités et les couloirs de la montagne où il travaille et où, dans les mines, il érige la destruction en
absolu.
X 2163. [17 septembre 2007]
Dans le passage d’une lettre, souvent citée (à Hans Bender, 10 XI 1961), où
Celan étend le caractère personnel de son écriture à ses traductions, il les
qualifie de “rencontres”, voulant dire qu’on y est à deux, l’autre et soi-même.
Il spécifie, en empruntant un terme heideggérien, qu’ ”il est allé à la
langue”, avec son Dasein (son existence), (“auch hier bin ich mit meinem
Dasein zur Sprache gegangen”). C’est lui qui s’y est rendu. La langue ne parle
pas d’elle-même ; le poète y entre, pour s’y exprimer avec elle comme si
elle était une femme. On pourrait presque reconnaître dans cette phrase la
distinction foncière entre le « je » et le « tu ». Le
« je » ne s’y trouve pas d’abord, dans la langue, mais il y entre, il
cède la place à l’autre, à ce personnage du « tu », qui parle pour
lui. Il se trouve dans son domaine linguistique propre (voir L’Écrit, 2003, « La mainmise sur le sujet », et en
particulier p. 8-10). La figure du « tu » a été adoptée pour que le
moi soit représenté sous les traits d’un autre, chargé de se battre avec les
autres. Guerroyant et contrant, il les “rencontre”. Les rencontres sont des
combats (« Be-gegnungen » : « entgegengegangen,-gesungen »).
La situation imposée à l’activité poétique est ainsi faite de trois instances,
elle implique un adversaire domestique qu’elle délègue et qui affronte
l’adversaire ; elle est triangulaire.
©Jean Bollack
Contribution de Tristan Hordé