femmes hors du voile,
Éditions du Chêne, septembre 2008.
HIER, JE NE CONNAISSAIS PAS ISABELLE ESHRAGHI
Hier, je ne connaissais pas Isabelle Eshraghi. Je l'ai rencontrée dans mon village au cœur de cet été. Ensemble, sur les rochers cap-corsins de la marine de Scala, à mille lieues des femmes voilées du monde de l'islam, nous avons parlé. Et beaucoup parlé de son livre. Femmes hors du voile. Un livre de photographies accompagné d’une monographie de Laure Adler.
Née à Ispahan en 1964, d’une mère française et d’un père iranien, Isabelle vit à Paris. Elle a longuement évoqué pour moi son métier de photojournaliste, ses voyages en Afrique et au Moyen-Orient, les reportages réalisés depuis dix ans pour l'agence Vu. En pays afghan, iranien, marocain, égyptien, koweitien. Au Qatar, en Arabie Saoudite, au Niger, au Pakistan... J’entends encore Isabelle me parler de toutes ces femmes dont elle a précieusement gardé, sélectionné et organisé les photos prises au cours de ces dix dernières années. Femmes au travail, ― dans les écoles, dans les champs, dans les bureaux, dans les gymnases, dans les salles de conseils et de réunions ―, femmes photographiées à l’intérieur de leur maison, dans les lieux publics, parcs et plages, dans les camps de réfugiés, dans les dispensaires médicaux et dans les ateliers de couture, se mirant dans un miroir de fortune ou assistant aux défilés de mode Azzarro et Christian Lacroix, femmes rieuses et enjouées, femmes aux regards meurtris par les conflits, les voilà rassemblées dans un album magnifique, qui vient de voir le jour aux éditions du Chêne.
Organisé par thèmes, huit en tout, l'ouvrage se compose de huit chapitres. Présentés par un texte introductif de Laure Adler.
Dès le premier abord, avant même d'ouvrir le livre, le regard de la lectrice que je suis est happé par le regard autre qui me fixe. Un magnifique regard de braise, doux et tendre, illuminé par une peau blanche et souligné par des cils de soie. Celui de la jeune koweitienne photographiée par Isabelle en avril 2000. Le reste du visage, que j'imagine sublime, disparaît sous le voile noir. Je m'interroge. Que vais-je découvrir de ces femmes qui se sont laissé photographier ? Que vais-je apprendre que je ne sache déjà ? Les regards croisés d'Isabelle Eshraghi et de Laure Adler vont-ils parvenir à bousculer en moi les idées reçues ?
Noire, la couleur dominante de la première de couverture de la jaquette. Au point qu’elle voile, estompe, absorbe les lettres qui composent le mot « femmes » du titre (blanches, tout en bas-de casse et en caractères bâton), à l'emplacement même de la bouche. Quant à la seconde moitié du titre, le complément qui caractérise ces femmes, elle est écrite en rouge. Hors du voile/Rouge sang. Le combat des femmes de l'islam pour leur libération « hors du voile » passe-t-il aujourd'hui encore, par la violence ? L'exemple le plus récent, cité par Laure Adler, l’assassinat de Benazir Bhutto au Pakistan, en décembre 2007, semble l’attester.
En capitales et tout en blanc, le nom des deux femmes auteures de cet ouvrage s’inscrit à hauteur du nez de la femme voilée. Deux femmes donc qui avancent à visage découvert, deux femmes dont le combat et l’engagement se lisent implicitement, dès la couverture, dans le choix typographique effectué par Nancy Dorking, la directrice artistique, puis, explicitement, par la tonalité incitative des propos de Laure Adler et des photos d'Isabelle Eshraghi.
Dans le chapitre d’ouverture intitulé « Le feu des yeux », Laure Adler écrit :
« Voir. Être vue.
Pourquoi faire disparaître le visage ? »
Laure Adler se tourne vers Emmanuel Lévinas qui voyait dans le visage « le lieu d’une ouverture infinie de l’éthique » ; et, bien avant lui, vers Ibn Arabi qui « voyait le signe de Dieu dans le miracle surgi de la face humaine ».
Et la journaliste de conclure :
« Les femmes d’islam sont loin d’avoir abandonné le combat.
Le feu des yeux subsiste. »
Quel que soit leur pays d'origine, quel que soit le domaine dans lequel elles travaillent, les femmes que nous montre Isabelle Eshraghi sont en pleine (r)évolution. Femmes voilées et femmes hors voile se côtoient, se fréquentent, partagent les mêmes universités, les mêmes parcs, les mêmes plages, les mêmes cafés à narghilé. Les étudiantes ou enseignantes en jeans et tee-shirt à manches courtes, bras nus et cheveux lâchés sur les épaules à la mode occidentale, sont assises sur les mêmes bancs que leurs congénères voilées de blanc et occupent les mêmes salles de classe que les fillettes aux cheveux drapés dans un foulard de couleur.
Comble de l’antithèse que cette photo prise en juillet 2002 sur la plage de Babolsar en Iran ! Trois jeunes femmes, visages éclatants et espiègles, entièrement vêtues de noir, long manteau traditionnel et foulard, arborent des lunettes noires dernier cri, symbole de libération.
« Depuis la révolution islamique de 1979, des interdits ont été levés, comme celui de porter des lunettes noires, qui est resté en vigueur jusqu'en 1994 », précise la légende (p. 225).
De même, la longue tenue noire (qui voisine dans les boutiques à la mode de Téhéran, avec les créations des stylistes les plus renommées) n’empêche nullement les ongles vernis de rouge vif ― pieds et mains ―, et les lèvres fardées. Peut-être ces détails extérieurs de la toilette féminine sont-ils des signes avant-coureurs d’autres révolutions à venir. Mais comment ne pas s’interroger devant la photo de cette jeune fille installée sur son pédalo, portant un bob de marin au-dessus de son voile noir ? Comment ne pas s’insurger de la voir ainsi couverte ― élégant trench-coat écru sur pantalon noir ― alors que de jeunes garçons s’ébrouent, à côté d’elle, épaules et cuisses nues ? Quant aux baigneuses d’Askarabad, sur les bords de la mer Caspienne, elles batifolent dans l’eau avec robes et foulards. En Iran, seuls les enfants ― des deux sexes ― et les hommes ont le droit de se baigner en maillot de bain. Les hommes de l’islam sont-ils si peu adultes et si peu maîtres de leurs pulsions qu’ils ne peuvent porter le regard sur une femme autrement que si elle est enserrée de la tête au pied dans ses voiles ?
Dans ce chapitre (« Échappées belles »), Laure Adler, citant en exemple les revendications d’Amina Wadud, Fatima Mernissi mais aussi d’hommes tels que Youssef Seddik, Abdelwahab Medeb, Malik Chebel, incite les femmes d’Orient à repenser leur rapport à la religion sans pour autant que cette question mette en péril « leur fidélité à la foi » : « "se réapproprier" l’islam pour mieux le surinvestir. » Pour cela, « les femmes doivent investir toutes les scènes où se dit la lettre sainte et s’emparer, à leur manière, de l’islam. » Faire reculer les inégalités entre femmes et hommes passe par la libération du voile, symbole d’inégalité.
Il en est de même dans le milieu du sport où Irakiennes et Iraniennes semblent très performantes. Basketteuses, parapentistes, pilotes de rallye, escrimeuses, championnes de tir ou de gymnastique…, les femmes sont sur tous les fronts, partout dans les gymnases, sur les pistes et les terrains. Mais elles doivent, aujourd’hui encore, revêtir leur foulard en présence de spectateurs masculins ou d’une photographe. Contrecoup des agressions et des régressions imposées par la révolution islamiste de Khomeiny. Montrer en mouvement le corps de ces championnes du monde, c’est leur rendre la visibilité dont elles ont besoin. C’est leur donner une chance supplémentaire de poursuivre la révolution silencieuse qu’elles ont entreprise.
Dans le monde rural ou dans les pays décimés par la guerre, les femmes travaillent voilées. Mais leurs préoccupations vont bien au-delà de celle du port du voile. Survivre, nourrir leurs enfants, leur dispenser les soins élémentaires, se soigner. Ce sont là questions cruciales, quotidiennement. Aidées par les ONG, ces femmes sans ressources surmontent, tant bien que mal, les épreuves. Mais le problème de la contraception et des mariages non consentis reste l’obstacle majeur à l’évolution vers la libération des femmes. Dans le chapitre intitulé « Maternelles », Laure Adler souligne que « la contraception est connue des médecins arabes depuis le IXe siècle ». Le drame est que cette pratique est en contradiction avec la politique nataliste de l’islam. Tout le mérite revient donc aujourd’hui aux organisations humanitaires et aux Médecins du Monde qui œuvrent pour que ces femmes et leurs enfants retrouvent « leurs repères les plus élémentaires ». Peut-être alors, lorsque la question brûlante de la survie sera dépassée, pourront-elles s’interroger sur leur libération. Qui passe par l’alphabétisation, l’instruction, le travail hors de la maison. Et l’engagement dans tous les lieux de vie et d’activités occupés jusqu’alors par les hommes.
Parmi toutes les questions posées, la plus préoccupante reste celle du mariage, fondement de la société traditionnelle. Les photos de cérémonies ― fiançailles et mariages ― réunies dans le chapitre intitulé « En amour » ne contribuent pas à modifier l’idée que je me fais du sort réservé aux femmes à l’intérieur de cette institution. Les visages des mariées, de Kaboul, de Téhéran ou du village de Zaran, en Egypte sont loin de respirer le bonheur. Certes les mariées sont belles, mais elles sont tristes, figées sous le masque de beauté qui leur a été imposé. La légende de l’une de ces photos me confirme dans mes appréhensions:
« Cérémonie des fiançailles de Farazneh et d’Hashil. Il l’a choisie en regardant une vidéo. Elle ne le connaît pas. Kaboul, Afghanistan, juin 2002. »
Comment ne pas trembler en lisant ces mots ? Comment se départir de la vision occidentale qui voit dans le mariage arrangé la chronique d’une mort annoncée ! Ainsi de cette jeune Pakistanaise, mariée une première fois à l’âge de 14 ans, divorcée à la suite des violences que lui a infligées son mari et remariée avec un homme qui l’aime en dépit des marques indélébiles de brûlures qui la défigurent ! Fort heureusement, d’autres photos prises sur le vif de couples amoureux viennent corriger sensiblement cette vision unilatérale du mariage associé à la violence.
Porteuses de drames et d’espoirs, les 150 photos d’Isabelle Eshraghi racontent chacune une histoire particulière. Par-delà les frontières qui séparent ces femmes, par-delà les conflits religieux qui les réunissent sous la bannière unique de l’islam, les visages qui viennent à nous à travers le regard d’Isabelle sont des visages de femmes qui ont aussi à nous apprendre ce que nous sommes.
Les textes de Laure Adler, soutenus par une solide bibliographie, apportent les compléments historico-religieux indispensables à l’analyse du contexte dans lequel ces femmes vivent.
Par leur réflexion et leur travail, Isabelle Eshraghi et Laure Adler œuvrent ensemble à une meilleure compréhension des femmes prisonnières du carcan de l’islam d’aujourd’hui. Et participent ― mots et photos conjugués ensemble ― à leur émancipation silencieuse. Un très beau témoignage à deux voix, courageux et émouvant. Porté par des photos qui forcent l'admiration.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi :
- le site d’Isabelle Eshraghi.
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