Pour vous parler du père ce soir, je vais
commencer par vous raconter en la résumant l’histoire du film de Vittorio de Sica : « Le voleur de bicyclette ». Pendant la première partie du film l’enfant projette sur son père une image de
grand homme.
Il l’admire et cherche à l’imiter. Puis lorsque son père rate le vol de la bicyclette cette image s’effondre.
Il a maintenant devant lui un père faible
et fautif qui manque d’aller en prison et n’est relâché que par pitié.
Le mépris à ce moment pourrait remplacer l’ancienne « surestimation infantile ».
Le père rentre chez lui, la tête basse, son fils le suit de loin, hostile.
Après une longue marche silencieuse ils finissent par se rejoindre, se prennent par la main et retournent ensemble à la maison. Tout se passe comme si à cet instant l’enfant avait pu recomposer une nouvelle image de son père, dans laquelle se trouve maintenant inclus un élément faible qui jusqu’ici n’apparaissait pas : l’image d’un petit enfant proche de lui-même, jusque là masquée par celle du grand homme. Seulement voilà tous les enfants ne parviennent pas à transformer aussi heureusement cette grande image univoque du père en un ensemble plus complexe qui n’exclut plus les contraires.
Le plus souvent l’image du père reste idéalisée, elle résiste aux épreuves de la vie. L’enfant proche de son père, complice malgré lui, découvre un père humain, accessible. L’image de son père n’est plus idéalisée, distanciée de lui. Son père est proche.
Ce que je viens de vous raconter n’est pas une incitation pour les pères de cette salle à voler des bicyclettes... afin de devenir plus proches de leurs fils... mais une illustration du besoin qu’a le fils de rencontrer son père ailleurs que sur un plan idéalisé.
Guy CORNEAU : « La question du père et de l’identité masculine surgit actuellement dans l’esprit du temps à partir des tréfonds de l’inconscient collectif ».
La génération précédente s’est attachée à nous donner l’accès à la sécurité matérielle et à l’instruction. Cette entreprise s’est accompagnée d’un silence sur les besoins plus intérieurs qui sont aujourd’hui les nôtres. Notre tâche aujourd’hui est de briser ce silence.
BRISER LE SILENCE QUI ENTOURE LES PERES ET LES FILS
La pratique thérapeutique permet de s’apercevoir combien les hommes sont prisonniers d’un silence héréditaire qui prive les fils d’une reconnaissance et d’une confirmation de
leur identité à travers le regard de leur père.
Ce même silence fait se réfugier les pères dans les cafés, leur travail ou la télévision. Cette accoutumance aux médias agit comme une drogue dont on ne peut se passer et évite ainsi d’avoir à
parler, d’avoir à s’incarner ou d’entrer en relation.
Les hommes contemporains ont peu d’occasions de vivre et d’actualiser leur potentiel masculin en présence de leur père. Le développement de l’ère industrielle écourte de plus en plus les moments
de contact entre les pères et les fils.
LA FRAGILITE DE L’IDENTITE MASCULINE
Silence des pères = fragilité de l’identité sexuelle des fils. La personnalité se constitue et se différencie par une suite d’identifications. « L’identification est un processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme totalement ou partiellement à partir de ce modèle ». (Vocabulaire de la psychologie). Pour pouvoir être identique à soi-même il faut pouvoir d’abord être identique à quelqu’un. Il faut s’être structuré en incorporant, « en mettant dans son corps », en imitant quelqu’un d’autre.
Mais pour que ce mouvement se produise, il faut avoir obscurément reconnu un élément commun chez l’autre. Cette tendance innée qui pousse le fils vers le père ET le père
vers le fils est ce que JUNG appelait « l’archétype ».
Il en est de même avec la première identification exercée sur la mère. Devenir homme est une tentative de dégagement de cette identification pour passer à l’identification au
père.
LES ARCHETYPES
Comme chez les animaux il existe chez les humains certains comportements qui sont prédéterminés et attendent le moment propice pour se mettre en action.
Ils sont communs à toute l’espèce humaine et représentent les programmes de base d’une vie et sont stimulés par les contacts avec l’environnement. Ces comportements se nomment les
instincts.
De la même façon que ces instincts régissent nos comportements, il y a aussi des phénomènes qui régissent nos façons de percevoir et de penser. JUNG leur a donné le nom
d’ARCHETYPES.
Ces tendances du psychisme à préformer ses contenus se manifestent à nous sous la forme d’images ou d’idées. La pensée humaine procède généralement en comparant des
opposés.
Par exemple la mère extérieure qui a pu être très exigeante vis à vis de l’enfant devient une image intérieure qui continue à exiger beaucoup de la personne.
Cela n’impose donc pas d’être dans la proximité de la mère pour agir en nous. L’image de la mère devient une composante psychique à part entière. Cette composante ne se nourrit pas uniquement de
l’image de la mère réelle mais également des personnes qui suggèrent la même attitude.
L’expression d’un moi sain est alors associée à une certaine flexibilité qui admet une chose et son contraire. Etre tour à tour fort et vulnérable.
On peut soit s’abandonner à ce qui émerge de l’inconscient soit s’y opposer ou encore négocier une position intermédiaire. Il s’agit donc d’un travail de confrontation.
Ce travail n’impose donc pas de favoriser un point de vue uniquement issu de l’inconscient car cela risque de faire sombrer l’individu dans la prophétie et la magie, ni d’imposer un point de vue trop défavorable qui aurait pour résultat d’exacerber la rationalité au point de dessécher la personne.
En général l’histoire du père est l’histoire d’un absent. De celui qui aurait aimé être là mais qui n’a pu l’être à cause de ses obligations professionnelles.
Ou absent parce que tout en étant là physiquement il estime que seule la mère doit être présente auprès des enfants. Il se laisse ainsi dévorer par la télévision qui agit comme une drogue et
l’invite à une passivité qui ne lui permet plus de parler ni même d’écouter... sinon dans le brouhaha télévisuel.
Pour évoluer un homme doit être capable de s’identifier à sa mère et à son père. Le triangle « père-mère-fils » doit pouvoir remplacer la dyade « mère-fils ». Or si le père est absent, il n’y a pas de transfert d’identification de la mère vers le père. Le fils demeure alors prisonnier de l’identification à la mère. L’absence de père impose obligatoirement l’influence accrue de la mère, alors chargée d’une responsabilité trop lourde pour elle seule.
Dans ces circonstances la triangulation n’a pas l’occasion de se faire ou elle se fait mal. L’effet immédiat concerne les doutes qui vont envahir le garçon sur la réalité de son identité sexuelle.
A ce sujet il est nécessaire de rendre justice aux mères que l’on accable souvent à cause de leur omniprésence en omettant de mentionner qu’elle est due à l’absence
des pères !
Cependant il ne s’agit pas de jeter la faute sur les pères. Le développement industriel impose un éloignement croissant entre le père et le fils. Comme si quelque
chose dans la psyché imposait toujours un peu plus cette fracture. L’ histoire de notre civilisation paraît marquée par l’absence du père.
Le mythe chrétien annonce déjà cet éloignement. Joseph verra sa paternité niée et participe très peu à la vie de son fils Jésus. Il n’est pas au bas de la croix avec Marie et les apôtres. Et les dernières paroles du Christ sont explicites : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Cela amène aujourd’hui à ce constat : de plus en plus de familles mono parentales.
De plus en plus de pères manquants, au sens physique et encore plus souvent au sens psychologique : absence émotionnelle, ou pères autoritaires, écrasants ou
envieux des talents de leur fils dont ils brisent toute tentative d’affirmation.