La métaphore vitale
Qu’est-ce donc que cette " vérité " que
notre vie représenterait toujours déjà et qui, dès lors, la causerait comme valable et pas simplement réelle ?
Pour répondre, le plus simple est de considérer l’idée de la vie en général à la lumière de la nécessité métaphorique, et ensuite de rapporter ce que nous aurons découvert à la nécessité, pour
nous, de ne jamais mener qu’une vie qui soit encore acceptable.
La vie, quand on ne la confond pas avec le
biologique, est la compréhension de ce qui est dans l’horizon d’un monde, lequel est toujours celui qu’un vivant spécifique (la mouche, l’éléphant...) ouvre pour lui-même.
Pour le vivant, ce qui est n’est pas compris comme étant mais comme valant. Par exemple, la gazelle est une proie pour le lion : son être propre (elle existe singulièrement) est toujours
déjà converti en une valeur (" proie ") dont on peut dire indifféremment qu’elle est sa réalité dans le monde du lion autrement dit la compréhension qu’il en a, et la forclusion de son
être (dans le monde du lion, la gazelle n’a jamais été qu’une proie – en quoi son être propre ne consiste assurément pas).
Toujours compréhension, la vie est donc
représentation originelle de l’être – ou plus précisément de l’existence, si l’on définit par ce terme l’être d’un étant dans l’intransitivité de sa position – par la valeur, et cette
représentation de l’existence ne diffère pas du fait de l’avoir exclue depuis toujours.
Or ce phénomène d’existence toujours déjà perdue dans la valeur qui la représente, comment le nommer, sinon métaphore vitale ? " Proie " est en effet la compréhension métaphorique
de l’existence de la gazelle par le lion, parce qu’il est un lion et non pas, disons, un éléphant.
D’où cette définition de la vie : la métaphorisation qui a toujours déjà eu lieu de l’existence en valeur.
L’institution réflexive de l’existence en vérité
Quand il s’agit d’un lion, tout en reste là parce
que la question d’avoir raison ou tort ne se pose pas (le lion n’a pas tort de voir une proie dans la gazelle : c’est un lion, et voilà tout). Mais nous qui réfléchissons pouvons considérer
qu’un lion est par nature incapable d’apercevoir la vérité de la gazelle.
De sorte que la réflexion que nous opérons en définissant ainsi la vie constitue l’existence comme la vérité dont chaque valeur, précisément d’en être la représentation, sera originellement
sanctionnée : c’est le représenté qui sanctionne le représentant comme légitime, et " proie " représente l’existence de la gazelle dans une compréhension que nous dirions donc
illégitime si elle n’était pas celle d’un lion. Il n’est pas capable de vérité envers la gazelle mais l’homme, par ailleurs lui aussi prédateur, n’est pas sans avoir cette capacité, dont
témoignent notamment certaines sculptures africaines.
Et certes l’art, la philosophie et la science, où il s’agit à chaque fois de penser la vérité de ce qui est, sont pour nous des éventualités constituantes.
Ainsi l’homme, dont la vie doit être valable avant
d’être réelle c’est-à-dire est toujours déjà en question pour elle-même, est son propre rapport avec l’existence pourtant perdue depuis toujours, puisqu’elle seule peut légitimer sa compréhension
qui est la vie, et que personne ne veut d’une vie qui ne soit pas valable d’une manière ou d’une autre.
En toute chose que nous appréhendons (valablement), c’est de l’existence perdue depuis toujours qu’il s’agit à chaque fois. Bref, si toute chose n’apparaît au vivant qu’en fonction des a priori
spécifiques dont son monde se structure, c’est l’existence – que dès lors elle frappe d’impossibilité en la métaphorisant depuis toujours en valeur – que la vie en question pour elle-même désigne
à nos yeux comme " vérité ", donc comme son critère.
L’existence identique à sa perte originelle ne
concerne que nous, puisque le vivant naturel est étranger à la nécessité que sa vie soit valable. Il ne faut donc pas naïvement considérer l’existence en soi comme le critère universel de la
valeur, en disant par exemple que l’éléphant serait susceptible de plus de vérité sur la gazelle que le lion parce qu’il n’y voit pas une proie.
Autrement dit : la " vérité " est l’existence, non pas en soi (la limite du pur être-là dont il n’y a rien à dire) mais en tant que la vie, toujours déjà réfléchie par nous qui
n’acceptons qu’une vie valable, se constitue ainsi d’en être la perte. Le vivant malade de lui-même ne peut pas ne pas avoir institué l’existence manquante en vérité dont il s’autorise depuis
toujours.
Pour nous qui ne maintenons jamais qu’une vie
légitime (même si nous acceptons parfois des conditions que nous imaginions inacceptables), la question n’est donc pas celle de la valeur toujours déjà effective (la vie), mais celle de la valeur
des valeurs (la vie encore valable).
Telle est la nécessité réflexive : l’homme est l’animal qui évalue les valeurs, pour parler comme Nietzsche, et il ne peut le faire qu’en instituant comme vérité ce dont l’ordre axiologique
(autrement dit la vie) est à chaque instant la compréhension métaphorique – à savoir l’existence dès lors identifiée à son propre manque.
Les valeurs ne sont donc pas simplement réelles
mais, comme être des choses pour nous, elles sont valables – du moins jusqu’à présent.
Des valeurs valables, ce sont des valeurs vraies, comme l’indique d’ailleurs la figure idéale du sage qui n’est pas celui qui connaît les choses (ce n’est pas le savant), ni celui détermine leur
valeur (ce n’est pas l’expert), ni même celui qui effectue les valeurs (ce n’est pas le saint) mais celui qui estime justement les valeurs. Nous n’acceptons jamais qu’une vie qui soit
" vraie " (ce qui peut se traduire paradoxalement par l’illégitimité d’une vie qui ne serait pas mensongère), c’est-à-dire dans laquelle cette causation métaphorique de la valeur par
une existence dès lors identifiée à la vérité se laisse encore reconnaître. Bref, aucune vie humaine n’est seulement mondaine, c’est-à-dire dénuée de sens.
D’où l’on conclut que la vie personnelle n'est possible en vérité qu'à " être " (métaphoriquement, donc) une existence. L'échec en serait alors notifié par cette formule, dont le comique tient justement à l'indication comme telle de la métaphore, dite par Louis Jouvet dans Hôtel du Nord : " Ma vie n'est pas une existence "...
La métaphore comme distinction : vérité qui compte et réalité qui importe
La question du sens est d’abord celle du critère, à
laquelle on vient de répondre : la définition de la vie comme métaphore de l’existence et l’institution corrélative de cette dernière en " vérité " rendent compte de
l’impossibilité d’accepter une vie qui ne soit plus valable c’est-à-dire qui ne représente plus rien.
Reste à penser la portée singulière impliquée dans l’idée d’un " sens de la vie " : personne ne veut d’une vie qui ne soit pas vraiment la sienne c’est-à-dire qui n’ait pas, dans
l’inouï qui définit la métaphore, une signification où s’identifieront le personnel et l’original. Comment cette nécessité permet-elle de comprendre qu’on accepte encore de
vivre ?
On vient de le dire : il s’agit toujours que notre vie conserve son statut de métaphore légitime pour l’existence.
Ce statut, la métaphore en général en fait une
identité : par exemple le chevalier Bayard était un lion (conservons ce registre d’images), et il s’agit que notre vie reste une existence.
L’invention que toute métaphore doit être – puisqu’on la pense à l’encontre du concept qui est rassemblement nécessaire, donc impersonnel, de ce qui est dans une subjectivité par là même
transcendantale – sera d’abord une aberration, une folie : notre vie n’est pas plus " une existence " que le dernier chevalier français n’était un félin
africain
Pourtant l’invention métaphorique est de le poser,
contre toute réalité... La métaphore, c’est donc que la réalité ne compte pas (je sais bien que c’était un homme, mais je dis quand même que c’était un lion) et par conséquent de la faire
disparaître (je ne dis pas que cet homme était fort et courageux mais que c’était un lion).
Pourtant la métaphore doit être comprise puisqu’elle est une manière de signifier : une réalité extérieure (ici la force et le courage) doit être représentativement importée dans le savoir
de quelqu’un. Dans la métaphore, la réalité ne compte donc pas, mais bien sûr elle importe : impossible de dire que Bayard était une belette, par exemple.
Alors ou bien on nie la métaphore en faisant comme
si elle était un concept raté (certaines personnes ne pourraient penser que par images – à moins qu’il y ait des réalités trop subtiles pour être dites normalement), auquel cas on s’en tient à ce
qu’elle donne à comprendre, ou bien on la respecte en y reconnaissant une invention et on pose que tout cela, qui continue bien sûr d’importer, ne compte pas !
Disons le autrement : la métaphore s’oppose au concept en ce qu’en elle la question de la représentation se soumet à celle de l’originalité jusqu’à y être barrée. Bref, la métaphore opère la
distinction de ce qui compte et de ce qui importe, et institue son sens propre en faisant que ce qui importe ne compte pas.
On a compris l’enjeu de cette discussion : si
la vie, telle qu’elle se réfléchit en n’étant réelle qu’à être valable, est bien métaphore de l’existence, alors cette existence importe assurément pour la comprendre, mais c’est la vie elle-même
qui compte !
Telle est la question de l’originalité c’est-à-dire de la singularité de chaque vie, qu’on manquerait en y voyant la représentation forcément indifférente d’une même existence (quand il s’agit de
représenter, la représentation elle-même ne compte pas).
Mais attention : cette vie propre qui compte
par opposition à l’existence qui importe à sa représentation, il s’agit qu’elle soit valable c’est-à-dire sanctionnée par la vérité. Cela ne revient-il pas à dire que c’est la vérité et non la
vie qui compte ?
Et de fait : si la vie comptait vraiment la question de son sens ne se poserait jamais (on vivrait toujours à n’importe quel prix)…
Donc ou bien c’est la vie qui compte et alors la vérité n’est que plus ou moins importante (elle importerait de la légitimité), ce qui revient à en faire une sorte de réalité ; ou bien c’est
la vérité qui compte et la vie, à en être l’instrument normativement anonyme et impersonnel, ne compterait pas.
N’est-ce pas l’alternative qui s’impose ? Comment sortir de la difficulté ?
En n’oubliant pas ce que nous avons appris en réfléchissant sur la métaphorisation particulière de l’existence dans la vie qui est en question pour elle-même !
Car nous avons appris que celle-ci produit celle-là
comme vérité puisque c’est seulement le manque qui définira toujours l’existence pour nous et que la vérité n’est que sa distinction d’avec la réalité – laquelle distinction en acte est la
métaphore elle-même... De sorte que la vérité n’est pas la cause de la métaphore mais bien au contraire son résultat et même sa réalité !
Pour la réfléchir on dira que, produite par la métaphore qui reste par ailleurs une manière de représenter ce qui importe en sanctionnant, la vérité est la nécessité de substituer la justesse à
l’exactitude. Que Bayard ait été fort est courageux est exact, qu’il ait été un lion est vrai. Il y a seulement la métaphore qui vaut en elle-même (elle compte : c’est une invention inouïe
née entre les mots) – dès lors qu’elle est légitime (importance de ce qu’on a compris).
La question du " sens de la vie ", pour nous qui ne vivons jamais à n’importe quel prix, est donc qu’il y ait encore de la justesse dans le fait de vivre.
La vérité et sa rencontre
Dans la métaphore qui est par ailleurs une manière
de faire comprendre, autrement dit qui se distingue par son aberration littérale de la représentation qu’elle reste par ailleurs, c’est le représenté qui importe (le courage et la force de Bayard
font de la mention du lion une indication valable de sa réalité).
Par conséquent on ne peut conserver la définition de la vie comme métaphore de l’existence qu’à supposer que nul n’est sans savoir en quoi l’existence consiste, puisque l’éventualité que chacun
en vienne un jour à constater que sa vie " n’est pas une existence " est constitutive de l’humain. Il y aurait donc une instance privilégiée d’où nous tiendrions cette définition sans
par ailleurs en avoir conscience ?
Il est en effet nécessaire que nous ne soyons pas sans savoir ce qu’il en est de l’existence – alors même qu’une réponse dogmatique à cette question (métaphysique, religieuse) est discréditée d’avance – pour que la nécessité d’avoir raison de vivre se réalise dans la vie singulière de chacun.
Alors y a-t-il des sujets pour l’existence, que nous aurions toujours déjà rencontrés et desquels nous tiendrions, sans le savoir, une telle intuition ?
La question indique où les chercher : du côté de la
suspension de la vie – qu’on peut formellement nommer " gratuité ". Disons-le d’emblée : ce sont les personnes et les œuvres, parce que pour elles seules l’existence compte – alors
qu’elle importe dans tous les autres cas (par exemple pour manger, il importe que l’aliment ne soit pas qu’une idée ; or ce qui compte, ce n’est pas que l’aliment existe mais qu’on
mange).
Dire que leur existence compte, c’est dire que leur rencontre est forcément un suspens de notre compréhension, de notre emprise transcendantale, bref une déchirure du
monde.
Chaque œuvre présente un intérêt culturel,
historique, psychologique, etc. que nul ne songerait à nier ; mais ce qui compte, en elle, c’est finalement qu’elle existe – sinon on nie qu’elle soit une œuvre en la réduisant à la forme et
au document qu’elle est par ailleurs (sa réalité, non sa vérité). De même chaque personne remplit une fonction, a tel ou tel caractère, est plus ou moins importante pour notre vie sociale et
affective ; mais ce qui compte, c’est qu’elle existe. Chacun le sait : devant une œuvre dont nous sommes parvenus à reconnaître qu’elle en était une, nous nous sentons saisis de
gratitude ; nous voudrions la remercier d’exister.
De sorte qu’il revient au même de dire à son propos que l’existence compte et de définir l’œuvre comme quelque chose qui existe à la manière de quelqu’un. Les personnes et les œuvres, pour cette
raison, on les rencontre. L’idée de " rencontre ", c’est simplement l’idée que l’existence (comme telle c’est-à-dire en tant qu’elle compte et non pas qu’elle importe) barre la
compréhension qui, comme ce mot l’indique d’ailleurs, concerne expressément ce qui importe – la réalité que dès lors seulement on oppose à la vérité.
Tout vivant susceptible de rencontrer (par opposition à apercevoir et à comprendre) recèle donc en lui un rapport originel à ce qui compte, c’est-à-dire à la vérité dont sa vie tiendra par
conséquent son statut d’être valable et pas seulement réelle.
On apercevra cette nécessité en reconnaissant que
la rencontre a toujours déjà eu lieu. Non pas que nous ne soyons pas susceptibles de rencontrer une œuvre ou une personne demain matin, mais nous ne le saurons qu’après coup, quand nous dirons,
depuis une perte originelle de nous-mêmes où nous reconnaîtrons la puissance de la vérité : " je suis désormais quelqu’un d’autre ".
J’appelle " humain " tout être dont la vie est gouvernée par ce qui compte, autrement dit tout être qui n’est (désormais) lui-même que depuis l’autre côté du miroir – puisque la
rencontre est un arrachement au monde et que toute aperception de soi-même a forcément lieu dans le monde (Kant), où nous sommes les semblables de nos semblables.
L’idée d’extériorité radicale impliquée dans celle d’un " sens " de la vie acquiert ainsi son intelligibilité.