Tribune de Laurent Fabius publiée dans Le Monde du 3 octobre 2008
Le monde a peur et beaucoup de Français aussi. Malgré les apaisements officiels, les épargnants se demandent si leurs avoirs ne vont pas disparaître dans la tourmente. Les chefs d'entreprise constatent un fort ralentissement des affaires et du crédit. De nombreux salariés et retraités s'inquiètent. La prétendue séparation entre une Amérique gangrenée et une Europe immunisée, entre une finance fragile et une économie réputée solide, cette séparation vole en éclats. Les dirigeants en place agissent comme ils le peuvent, mais leurs errements passés renforcent souvent les inquiétudes plutôt qu'ils ne les apaisent. Que faire ?
Comprendre qu'il n'y a pas une crise, mais au moins trois. Et simultanément agir.
La première crise est américano-mondiale. Tout est parti des Etats-Unis, les subprimes et le reste. Pourquoi ? Parce que ce pays domine et symbolise notre système. Cette crise-là, celle qui restera dans les mémoires comme la marque spécifique, c'est la grande crise de l'argent fou. Il était fou de prêter sans garanties ni limites, en escomptant que la valeur des biens immobiliers monterait jusqu'au ciel et permettrait aux emprunteurs de rembourser.
Il était fou de transformer, bonus astronomiques à la clé, des déchets toxiques financiers en créances titrisées, permettant de spéculer dans l'opacité. Il était fou d'évaluer les actifs des entreprises à leur cours instantané, transformant par là même les baisses en effondrement. Il était fou de laisser les agences de notation sans visibilité ni contrôle suffisants, les fonds spéculatifs broyer leurs proies, et les paradis fiscaux abriter toute cette folie d'enfer, eux qui cesseraient d'exister si les principales nations le décidaient vraiment, comme je l'ai, souvent dans le passé, demandé au nom de la France. Bref, il était fou de faire de l'argent une religion et du tout-marché son grand prêtre.
Cela, que nous n'avons cessé à gauche de dénoncer depuis des années, éclate aujourd'hui à la face du monde et provoque des ravages en série sur les plans financier, économique, social. Les anti-étatistes d'hier, ouvriers de la 25e heure, se mettent à nationaliser et appellent à l'unité nationale...
Il faut revenir à plus de cohérence. L'urgent, c'est d'assurer la liquidité des banques, la continuité du crédit et de garantir les dépôts. Une fois le calme revenu, ce serait une nouvelle folie d'oublier combien la secousse a été grave : c'est toute la thèse libérale de l'autorégulation ou de la régulation par le seul marché qui s'est effondrée. Une nouvelle ère doit s'ouvrir. Elle devra être beaucoup moins favorable aux spéculateurs patentés et aux fortunes champignons, beaucoup plus propice à la définition et au respect de règles mondiales, beaucoup plus fondée sur le rôle régulateur de la puissance publique internationale, nationale et locale.
Il faudra reprendre point par point les dérives que j'ai citées afin d'y apporter des parades. C'est un travail énorme. Il s'agit de faire cesser ou en tout cas de réduire la distorsion gigantesque entre la sphère de la finance et celle de la production. Après un sommet mondial élargi au-delà des pays du G8, le Fonds monétaire international (FMI) devra contribuer à préparer ces changements, puis à les mettre en oeuvre. Il est le mieux placé pour le faire. Les libéraux ont failli, qu'on en tire les conséquences.
La deuxième crise est européenne. Contrairement à ce qu'on nous ressasse, l'Europe n'est pas immunisée contre le krach américain. D'abord, parce que la mondialisation est à l'oeuvre. Ensuite, parce que l'argent fou exerce aussi son emprise sur notre continent. Enfin, parce que l'Union européenne ne dispose malheureusement pas de la même puissance de réaction que le gouvernement américain.
Là est le paradoxe européen : une situation plus saine, mais des moyens pour réagir plus limités. Sans revenir sur des débats passés, délicats mais essentiels, je constate qu'en Europe il n'y a toujours pas de véritable pilotage économique commun, ni de faculté pour l'Union d'emprunter elle-même, ni de lien très étroit entre responsables politiques et Banque centrale européenne (BCE), ni d'autorité commune de régulation. C'est pourtant cela dont nous avons besoin, que j'ai réclamé avec d'autres et qu'on nous a refusé.
Dans ce contexte, comment agir à l'échelle européenne ? En nous coordonnant le mieux possible, malgré tout, entre gouvernements nationaux et avec la BCE, qui devrait baisser ses taux. En proposant aussi que l'Union européenne agisse pour muscler la croissance. Une chose en effet est de stabiliser le système financier, autre chose est de soutenir la croissance, ce qui s'avère indispensable.
Je souhaite que l'Europe, avec le relais de la Banque européenne d'investissement (BEI), décide rapidement un plan massif d'investissements utiles : dans les économies d'énergie et les sources nouvelles d'énergie, notamment pour le logement, ce qui soutiendra l'immobilier ; dans les grands équipements de recherche et les technologies nouvelles, ce qui favorisera l'innovation ; dans les transports, au service de l'écodéveloppement. Sans oublier de fixer un cadre précis et transparent à l'intervention des fonds souverains extra-européens : sinon, la faiblesse de nos munitions contrastant avec l'énormité de leurs ressources, ils ramasseront rapidement le meilleur du disponible européen, et bien au-delà. Quels que soient ses manques, il faut miser sur l'Europe. Elle seule est à la mesure de cette crise du système.
Enfin, il existe une dimension proprement française. Les efforts du gouvernement pour masquer ses responsabilités passées ne trompent que ceux qui veulent l'être. Ce n'est tout de même pas à cause des faillites américaines de septembre que le chômage a bondi en France au mois d'août ! Ce n'est pas non plus à cause de la crise financière que les déficits budgétaires, sociaux et commerciaux français se sont dangereusement creusés depuis plusieurs années, cependant que la compétitivité de nos entreprises reste insuffisante et l'injustice de notre fiscalité choquante.
Il y aurait une anthologie à établir sur les analyses erronées, promesses fallacieuses et actions injustes menées par ce pouvoir depuis seize mois. Pourtant, pas un mot de regret de sa part ou même simplement le constat des faits. Ce constat, c'est que le président actuel et la plupart des ministres n'ont rien vu venir. Ils ont dilapidé les quelques marges de manoeuvre du budget. Et ils continuent. Ils parlent du réarmement nécessaire de la puissance publique, mais ils veulent maintenant, quoiqu'ils prétendent, ouvrir la voie à une privatisation de La Poste, réduire les moyens des collectivités locales et mettre l'éducation à la diète. Réformer l'Etat, bien sûr !
Mais quelques décisions courageuses devraient s'imposer au gouvernement français, notamment celles-ci : qu'il suspende la majeure partie du paquet fiscal pour la consacrer moitié à une réduction du déficit, moitié au triangle du futur, éducation - recherche - investissement !
Qu'il encourage fiscalement les entreprises qui investissent ! Qu'il subordonne les exonérations de cotisations sociales pour les grandes entreprises à la conclusion d'accords salariaux ! Qu'il redonne un peu d'air au logement ainsi qu'aux collectivités locales, responsables de 75 % de l'investissement public. Bref, qu'il arrête la politique du fil de l'eau car elle nous conduit, tempête calmée ou non, vers le destin - que je refuse - d'un pays de deuxième zone, à la créativité amputée et aux salariés précarisés.
Face à ces trois crises, cumulatives mais distinctes, la France et l'Europe doivent agir ensemble. Elles n'ont pas besoin qu'au sommet de l'Etat on s'agite, de préférence sous le regard des caméras. Elles ont besoin de responsables sérieux, qui diagnostiquent juste et agissent fort.
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