C’était il y a trois ans, un après midi de juillet ensoleillé. J’étais à quatre pattes en train de creuser la terre dans le parc du château de Benatky Nad Jyzerou, à une trentaine de kilomètres du centre de Prague. Non pas pour y enterrer un énième cadavre trucidé par le Phoenix (j’aurais choisi une autre heure !) mais pour aligner soigneusement de petits galets blancs, afin de mettre en scène une énigme du jeu.
Soudain, je ressentis une sorte de vertige métaphysique. Je venais de réaliser que j’étais
pratiquement en train de faire le même geste que j’avais accompli une
vingtaine d’années plus tôt dans d’autres circonstances.
A l’époque, j’étais en maîtrise d’arts plastiques à la Sorbonne.
J’idolâtrais, comme beaucoup d’étudiants de ma génération, Yves Klein,
Joseph Beuys et Andy Warhol mais aussi les artistes du land art,
mouvement artistique né à la fin des années soixante. Parmi eux,
j’avais un faible pour Richard Long. Cet artiste solitaire marchait aux
quatre coins du monde dans les endroits les plus reculés de la planète.
Chacune de ses marches donnait lieu à une sculpture minimaliste, en
forme de cercle bien souvent, réalisée avec les matériaux trouvés sur
place : branches de bois mort, pierres, galets.
De ses sculptures
éphémères, l’artiste ne conservait que des traces photographiques.
Inspiré par la démarche de Richard Long et par mon intérêt pour l'astronomie, j’eus l’idée de réaliser un projet photographique qui consistait à aligner de grosses pierres blanches face à la trajectoire de la lune, prise
toutes les 10 minutes sur le même cliché. Une seconde photo, prise de
jour, attestait de la présence des pierres éclairées en contre-jour sur la première photo.
Vous vous demandez peut-être quel est l’intérêt de cette performance alors qu’on peut réaliser ce genre d'image avec quelques trucages (à l'époque Photoshop n'existait pas mais j'aurais pu effectivement réaliser un montage). Il réside moins dans le résultat que dans la façon d’y parvenir. Une démarche esthétique ou spirituelle en quelque sorte. Cette photo a
nécessité en effet de nombreux jours de travail. Tout d’abord, il a
fallu trouver la montagne idéale. Elle devait être parfaitement
orientée, posséder un pré dégagé avec une inclinaison suffisante. Il
fallait ensuite transporter à son sommet d'énormes pierres blanches, extraites d’une rivière située à une vingtaine de
kilomètres de là. Ce fut assez compliqué, le lieu de prise de vue étant situé
à plusieurs centaines de mètres de la route la plus proche. Pour réaliser la photo, de nombreux essais furent nécessaires. Sachant qu’il n’y a qu’un
jour de pleine lune par mois, que la trajectoire de la pleine lune
change d’un mois sur l’autre, et que les ciels dégagés sont
rares dans le Revermont, il y eut de nombreux échecs avant de réussir LA
photo.
J’avais totalement oublié cette période de ma vie lorsque j’ai eu
l’idée de créer l’énigme de Benatky. Comme quoi, on ne se refait pas !
Comme tentative d’explication, on peut souligner d’emblée l’aspect
ludique du land art. (Il faudra un jour que j’édite une liste des
artistes les plus ludiques, de Duchamp à Klein, en passant par
Raymond Queneau ou Alfred Hitchcock. Qui sait, s'ils étaient nés à la fin
des années 2000, ces artistes se seraient peut-être tournés vers les jeux
vidéo plutôt que vers la littérature, la peinture ou le
cinéma…). On peut aussi expliquer mon attachement permanent pour tout
ce qui relève des signes et des symboles. Mais je fus quand même sidéré
de constater que 20 ans plus tard, dans un domaine dominé par
l’image numérique, mon passé de land-artiste m'avait rattrapé.
Voilà, si jamais vous partez à Prague cet été, faites un
petit détour par Bénatky. Au fond du parc du chateau, vous trouverez
une grille, surmontée de sculptures baroques.
PS : Dernière précision : le chateau de Benatky a servi d'observatoire au célèbre astronome Tycho Brahé à qui l'on doit notamment plusieurs découvertes sur les mouvements de la lune ! On ne se refait pas je vous dis !