Au quatrième jour de trek, le soleil tape fort et tant à cause de cela que de l’altitude, C. attrape des saignements de nez. Le terrain est en pente douce, l’arrivée de l’étape se trouve dans ce que nous nommerions chez nous un haut alpage : troupeau de yaks gardé par un vacher qui dort dans un enclos de pierres rudimentaire. Un panneau solaire brille sur le toit mais le haut des murs est recouvert d’une couche de bouses séchées, combustible pour l’hiver (plusieurs années avant, dans la « plaine » de Nimaling, nous avions été repoussés par l’odeur de toute cette merde de yak entassée autour d’un abri de drogpa). A cinq heures, notre guide, Sarfaraz, nous accompagne chez le gardien du troupeau, qui n’a pas seulement des yaks, mais aussi des moutons et des chèvres pashmina.
Incroyable rencontre de deux mondes : nous avec nos polaires et nos chaussures de montagne (sans appareil photo quand même…), et notre hôte, tellement affable, tellement souriant, visiblement tellement heureux, qui passe l’été dans ce minuscule terrier où il a accumulé des outils qui lui viennent d’au moins, dit-il, dix générations. Au centre : une masse beige qui ressemble à un animal blessé, mais c’est en réalité la peau de mouton qui lui sert à barater le lait et qu’il agite vigoureusement à intervalles réguliers. Le beurre est ensuite séparé du reste qui devient la base pour faire le fromage, d’abord chauffé au feu de bois de manière à produire une sorte de sérac, ensuite séché dans des sacs qui pendent aux murs.
Dans un coin, figure le classique instrument pour faire le thé au beurre, et le long d’un mur, dans un recoin sombre, en miniature, tout l’essentiel de la puja : un livre de prières à côté de trois coupes prêtes à recevoir l’eau et l’huile. Ici, la puja, rituel bouddhiste, plus que dévotion religieuse est manière de rythmer la journée. Près de cet autel, la jarre qui contient le beurre. L’homme rieur nous donne de son fromage séché sous forme de petites boules irrégulières et dures qu’il faut mâcher plutôt que croquer, ou bien que l’on peut faire fondre dans la soupe (thukpa).
Quelle est la signification d’avoir vu cela ? Si demain nous devions mourir (par exemple dans un accident d’avion), quelle aura été la signification du fait que cette vision d’un autre temps, d’un autre monde soit entrée dans nos têtes ? Je disais : sans appareil photo, pour des raisons de politesse, mais quelle signification cela aurait-il eu de « prendre des photos » ? Pour faire quoi ? pour montrer quoi ? des ustensiles usés ? des murs sales ? A quoi bon ? Pour quelle fin ? Le caractère vain de l’effort à se saisir du temps au travers d’un objectif photographique apparaît ici dans toute son ampleur. La photo, c’est la finitude. A quoi sert-elle quand on est confronté au gouffre abyssal du temps, quand on parle de dix générations accumulées sans que peu de changements aient eu lieu dans les pratiques liées à la vie de tous les jours (si ce n’est un panneau de solaire branlant qui ne sert qu’à éclairer une lampe).