Par Denis Robert, jeudi 2 octobre 2008
Le président français a demandé, lundi soir à New York, que les 'responsables du désastre soient sanctionnés et rendent des comptes'. La crise financière devrait être au centre des
discussions de l'assemblée générale des Nations Unies qui se sont ouvertes ce mardi.
Cher Nicolas,
Toi et moi sommes empêtrés depuis bientôt trois ans dans cette sale affaire qui porte le nom d'un multinationale bien connue à Luxembourg. Tu es devenu Président de la République, je suis devenu
mis en examen pour '*recel de vol de secret bancaire*'. C'est une différence de taille entre nous.
À te lire ces jours-ci, je constate avec joie à quel point nous poursuivons le même but. Cette lutte implacable à mener contre les dérives du système financier. Tu as plus de pouvoir que moi dans
ce combat, mais j'aimerais ici te rappeler quelques évidences.
Nous en avions déjà parlé, alors que tu n'étais que candidat à la présidentielle. C'était dans les coulisses d'une émission de télévision où je t'avais offert mon livre, 'La Boîte noire'. J'y
faisais le parallèle entre les krachs boursiers et les accidents d'avions. Il existe des boîtes noires de la finance qui permettent d'observer et de retracer les parcours de l'argent.
Ce qu'il y a de compliqué à dénicher dans le marasme financier qui nous occupe, c'est la bonne information. Ce n'est pas en lisant les journaux, ni même en interrogeant les banquiers, fussent-ils
centraux, que tu la trouveras. Il faut mettre en place des moyens de contrôle indépendant. Les autoroutes de la finance ressemblent au réseau autoroutier mondial. En plus simple car tout y est
centralisé.
En particulier l'information. Je raisonne ici en terme de flux. Pour bien les observer, il faut trouver les bonnes places et inventer les bons radars. Les gens n'ont encore pas bien intégré l'idée
que l'argent était devenu un bien immatériel se déplaçant à la vitesse du son. De grosses centrales sont chargées sur cette planète d'organiser ce trafic, de transformer l'argent en titres, de
conserver ces titres. Elles ont leurs stations de péages, leurs tours de contrôle, leurs coffres-forts électroniques, leurs informaticiens, leurs secrets.
Rappelle-toi la crise argentine, en décembre 2001. Elle aurait pu être évitée si ces centrales avaient joué un rôle préventif au lieu de ne penser qu'au profit de leurs clients. Mais, je suis bête,
tu sais tout cela, toi qui connais si bien Clearstream. Eh oui, cette foutue multinationale a vu passer en 2007 près de 300 trillions d'euros en flux financier sans son réseau autoroutier. Et sa
concurrente directe, Euroclear, encore davantage. C'est là que se concentre une partie des flux financiers planétaires. Par ces trous de souris de la finance, ces points de passage obligés. De
Lehmann Brothers à Merrill Lynch en passant par Goldman Sachs ou Morgan Stanley, toutes ces banques qui plongent aujourd'hui ont bâti leur business grâce à ces boîtes noires de la finance.
L'information s'y cache. Là-bas ou chez Swift, l'agence de routing financier. En plaçant des gendarmes et des contrôleurs indépendants dans ces trois endroits, tu peux anticiper les crises,
prévenir le trafic, visualiser les dérives. Ce n'est pas très loin de chez nous. Ces sociétés privées ont leurs sièges à Luxembourg et à Bruxelles. Je me demande ce que tu attends pour mettre en
place les moyens qui permettent aux citoyens de connaître 'avec franchise, la vérité dans la crise économique et financière que nous connaissons'. Comme tu dis si bien. Bien à
toi, Denis. Denis Robert for Siné Hebdo '>
'Les vrais mafieux lisent le Financial Time ou le Wall Street
Journal'
Voilà ce qu'écrivait Denis Robert dans « Une affaire personnelle » sorti en avril dernier :
Parmi les sociétés qui ont réalisé le plus de bénéfices en une trentaine d'années, on trouve d'abord des banques. Le magazine Forbes a établi en 2007 le Hit Parade des sociétés mondiales cotées en
Bourse. Les critères du palmarès étaient les bénéfices. On mesure ici la rentabilité et non le chiffre d'affaires qui n'indique que la masse. Les banques américaines se partagent les premières
places du classement, avec en tête Citygroup, qui était déjà premier l'an dernier. Il arrive devant Bank of America, qui a gagné une place. La banque britannique HSBC se place en troisième
position. Ces banques sont toutes clientes de la multinationale qui me fait des procès et ont eu un représentant à son conseil d'administration. Les banques américaines occupent six des sept
premières places. BNP Paribas est le premier groupe français et se place en quatorzième position, loin devant les pétroliers comme Total ou l'assureur Axa.
Les banques sont le fleuron du capitalisme. Elles sont aussi les sociétés les plus incontrôlables. L'un ne va pas sans l'autre. Toutes ces banques arrivées en tête du hit parade de Forbes ont
ouvert des milliers de comptes dans tous les paradis fiscaux de la planète. D'un côté, on vente leur sérieux et leur stratégie. D'un autre, on les laisse défiscaliser à tout va. Les journaux
n'évoquent jamais ce double jeu. Les journaux ne parlent jamais de leur pouvoir, mais se lamentent sur leur sort en cas de faillite ou de krach. Les banques sont de très gros annonceurs. La plupart
des médias appartiennent ou sont gérés par des pools bancaires. Les banques sont à l'origine et à la conclusion de tout ce qui fait la vie économique et financière de nos sociétés. Elles sont
intouchables. Elles sont la façade légale et la porte d'entrée du crime organisé dans nos sociétés. Je me suis intéressé à elles parce que j'ai compris qu'elles étaient une des clés du système de
contrôle et d'appauvrissement de nos sociétés.
La banque, l'argent ne lui coûte rien.
Elle le fabrique et le revend. Le cash c'est pour la galerie ou les distributeurs automatiques. 99 % des masses monétaires qui circulent par le monde sont virtuelles. Cette fausse monnaie est
investie en actions et en obligations. Puis, pour une part considérable, cachée dans des paradis lointains. Seules les banques savent y aller. Elles peuvent y libérer leurs rapacités. La seule
différence entre une banque et une autre réside en sa communication. L'image qu'elle donne au monde. En vitrine, elles minaudent. Dans l'arrière-cuisine, elles sortent les griffes et les
couteaux.
Les banquiers se sont partagé la planète. Mais à force de tirer sur les bénéfices, le marché se réduit. Alors les banques se bouffent entre elles. C'est leur côté mante religieuse. Les batailles
sont terribles en coulisse. BNP a croqué Paribas. Citygroup a dévoré la banque d'investissement de Shroders. Deutsche Bank et Dresdner Bank ont muté. HSBC a englouti le Crédit commercial de France.
L'espagnole Banco Bilbao a digéré la Banca Nazionale del Lavoro italienne. La hollandaise ABN Amro s'est farcie la Banque populaire de Vénitie. Fortis a mangé la Banque générale de Luxembourg.
Après avoir roté un bon coup, elles continuent leur business qui consiste souvent à piller les États. Et donc à faire les poches des habitants de ces États.
Les banques vendent aux gogos leur capacité à faire gagner de l'argent. Elles sont la cheville essentielle du piège qui s'est refermé sur nous. Derrière la vitrine et l'apparence de sérieux, elles
participent au dynamitage de nos démocraties. Elles nous attirent et nous entubent à coup de publicités hypnotisantes. Envoyez-vous en l'air avec un pass auto à 3 %, réalisez votre rêve de Home
sweet home avec un crédit immobilier à 4 %, allongez-vous sur un matelas vacances à 5 %.
Pourtant à la seconde où un citoyen remet à son banquier ce qui lui appartient, ces dépôts deviennent, par une loi mécanique, un emprunt pour la banque. Qu'est-ce qu'il vient de déposer sinon le
fruit de son travail ou de son héritage ? Qu'est-ce que la banque vient d'encaisser sinon de l'argent qui ne lui appartient pas ? Le premier succès des banques et le fait qu'elles soient les
entreprises les plus florissantes de la planète repose sur ce hiatus. En créant le monopole de la circulation de l'argent, puis en inventant sa dématérialisation, elles font passer pour un service
à leurs clients ce qui est un devoir très rémunérateur pour elles.
Les banquiers se servent de nos économies pour spéculer sur les marchés et inventer, avec la complicité des traders et autres dealers, de nouveaux produits de plus en plus pointus. Des fonds
alternatifs qui donnent la possibilité de vendre du temps et du vent. Vous achetez des titres que vous ne payez qu'à 1 % de leur valeur. Vous les revendez dans la foulée en faisant une grosse
marge. Et vous empochez le bénéfice. Si le marché plonge, ce n'est pas grave. La banque éponge avec l'argent de ses clients. Quand vous êtes à la tête d'une banque, vous êtes souvent à la fois
acheteur et vendeur. Ce casino géant est toujours gagnant pour vous banquier, puisque vous spéculez avec l'argent des autres.
Les banques sont de belles putes maquillées avec distinction.
Leurs propriétaires sont des types souriants qui vous regardent les mains dans les poches de leur joli costume gris. Ils sourient tous de la même manière, le bridge éclatant. Ils vous fixent de
leur regard clair. Ils sont debout devant leur banque, comme les tenanciers des bordels d'Amsterdam ou d'ailleurs. Vous passez en matant la vitrine. Vous entrez, choisissez votre pute, grimpez un
escalier, suivez un couloir. Puis vous vous dirigez vers une suite de chambres qui sont communes à toutes les filles. Les chambres sont l'outil de travail collectif. Elles sont gérées par une
hôtelière qui paie le personnel pour changer les draps, donner les clés, surveiller le bon déroulement des opérations. L'argent encaissé est reversé à l'hôtelière qui le refile au propriétaire en
se gardant une commission. Le système fonctionne.
Chaque banque a un nom différent, une vitrine distincte, mais, à l'étage du dessus, les employés qui bossent pour les banquiers se retrouvent derrière les mêmes écrans et se partagent le même
marché. En bas, le banquier peut continuer à vous montrer ses dents en faisant son baratin. En haut, les employés turbinent pour le collectif. Les organismes de compensation financière sont l'outil
de travail commun à toutes les banques de la planète. On les appelle aussi des chambres. Elles paient des informaticiens, des chargés de clientèle, des programmeurs pour veiller au bon déroulement
des transactions. Que vous achetiez à crédit une voiture, une maison ou une semaine de détente en Sicile, la banque vend un produit qu'elle a trouvé chez un grossiste commun. Libres à elles de le
vendre plus ou moins cher, de vous l'envelopper de rose ou pas. C'est un travail d'image et de communication. Un travail de gagneuse. Les banques vous aguichent puis vous baisent.
(Les banques, chap. 19)
(...)
Les vrais mafieux lisent le Financial Time ou le Wall Street Journal et descendent à l'Hôtel Royal de Luxembourg ou au Beau Rivage à Genève. Ils ne mangent pas de pâtes à Little Italy, mais plutôt
dans un Milanese food de Londres où on sert des spaghettis aux truffes dans des coupes à champagne. Ils se sont civilisés, policés, politisés. Ils achètent des clubs de football avec des copains
traders ou des actions du CAC 40 parce que c'est plus clean.
(...)
Rien n'est nouveau dans cette fabrication d'une mythologie simpliste. Nous sommes dans la société du spectacle parachevé. En 1967, Guy Debord expliquait déjà que la mafia et l'Etat était associée :
La mafia n'est pas étrangère dans ce monde, elle y est parfaitement chez elle. Elle règne en modèle de toutes les entreprises commerciales avancées.
En mettant dans le même panier organisation mafieuse et société commerciale avancée, Debord fait référence à un temps où les entreprises commerciales n'étaient pas avancées, où des limites plus
claires existaient entre mafia et Etat. L'avancement des sociétés tient à leur modernisme, à leur adaptation à l'époque. Le système mafieux reposant sur une organisation secrète et militaire et sur
la terreur ne peut plus fonctionner pour une raison simple : son manque de rentabilité. Le mafieux a dû s'adapter et se civiliser pour survivre puis prospérer.
Les criminels ont un besoin vital de points aveugles sur la planisphère pour pratiquer leurs substitutions et phagocyter les systèmes démocratiques. Ils ont besoin de trous noirs et de processus
discrets. D'endroit où ils savent qu'on ne viendra pas les emmerder. Même si un risque minimum existe toujours de les importuner. Je représente, par mon travail et certains de mes livres, une
quantité infinitésimale de dérangement pour eux.
J'ai mis les pieds dans l'arrière-cuisine du village financier. J'ai compris le fonctionnement de ce bordel très policé. La multinationale à laquelle je me suis intéressé loue son savoir-faire, son
impunité et ses coffres-forts à toutes les banques de la planète. Elle offre, moyennant commissions, quantité de services. Elle prête de l'argent, investit, archive, cautionne. Au besoin, s'arrange
pour qu'il soit très difficile d'en retrouver la trace.
Nous avons localisé des lieux sur la planète, où la délinquance financière - ses ramifications, sa diversité, son implantation, sa nature protéiforme - est repérable. Des techniciens de la finance
ont créé un outil complexe, subtil et performant, dont les règles de fonctionnement ne sont connues que des initiés. L'outil subtil des banquiers a permis la mondialisation financière. Il est un
point aveugle de la finance mondiale. Une maison close où l'argent peut entrer, tranquillement, sans frapper. Et ressortir sans prévenir. Seuls quelques banquiers ont la clé. Pour entrer, il faut
payer. L'abonnement est cher. On peut s'abonner directement, ou s'abonner chez un abonné, ou chez l'abonné d'un abonné d'un abonné. Ça marche en cascade. Chacun sa commission. Chacun ses
fusibles.
Les chambres de compensations internationales sont les clés de voûte du capitalisme clandestin.
De manière générale, une clé de voûte est un élément unique qui permet de maintenir la cohésion des multiples éléments l'entourant.
Le capitalisme clandestin a pris le pas sur l'autre qu'on pourrait appeler le capitalisme officiel. Ou la vitrine légale. Le but ultime du capitalisme, l'officiel comme le clandestin, reste la
fabrication de profit destiné à une minorité de privilégiés. Il nous enchaîne et nous plie à son service. Refuser sa logique devient de plus en plus difficile. Surtout quand on est journaliste ou
écrivain. Dès que vous résistez, le système vous marginalise puis, si vous résistez vraiment, cherche à vous briser.
(in Mafia, chap. 48)
(...)
Certains banquiers sont comme les barons de Cosa nostra. Ils démarrent soldati, montent en grade. Capodecina, consigliere. Pour finir : capo dei capi. Ils agissent, mais ne parlent pas. L'omerta
est la règle. La discipline dans les deux cas est militaire. Je ne parle pas des chefs d'agence ou des petits banquiers. Eux ce sont des soldats. Je parle de leurs généraux. Je parle des types à la
tête des banques.
Le crime est à l'intérieur de nos sociétés. À l'intérieur des banques.
Transmis par un de mes amis.