Une rose n’a pas de dents

Publié le 17 juillet 2007 par Marc Lenot

A Castello di Rivoli (près de Turin) jusqu’au 9 Septembre, puis à Houston (Fondation de Ménil) jusqu’au 13 Janvier.

Cette exposition retrace les débuts de Bruce Nauman, depuis ses années à l’université jusqu’aux années 70. Plusieurs lignes de force se dégagent de son travail, en filiation et en réaction au minimalisme conceptuel qui prévaut alors. D’une part, il met l’accent sur le processus, fondement même de sa démarche, en lieu et place de l’ « objet » obtenu au bout du processus ; il dit : « ce que je fais dans mon studio, par définition, c’est de l’art ». D’autre part, l’essentiel de son travail porte sur la manière dont lui-même s’inscrit dans l’espace, lui, son corps, son nom (prénom qu’il décuple comme s’il était écrit sur la surface de la lune, nom qu’il exagère 14 fois en hauteur); il y a là une implication personnelle alors tout à fait révolutionnaire, une affirmation de l’existence de l’artiste, une confusion entre sujet et objet.
Quand il écrit autour d’une fenêtre « The true artist is an amazing luminous fountain », quand une spirale de néon énonce « The true artist helps the world by revaling mystic truths »(ci-contre) ce sont bien sûr des aspirations, des interrogations plus que des affirmations péremptoires ; mais les dire et les montrer, c’est déjà commencer à les faire, à les rendre vraies.

Son corps est partout dans cette exposition, parfois en creux dans des empreintes, des formes, des moulages, un autoportrait en coupe, le plus souvent en vrai dans ses vidéos performatives. Dans l’une, il performe un pas dédié à Beckett, qui l’a beaucoup influencé, comme une récente et remarquable exposition à Beaubourg le montrait fort bien) : c’est une marche ridicule, lente, exagérée, elle est dépouillée, dénuée de sens, absurde ; Nauman y frise constamment la perte d’équilibre, il est à la limite de la rupture, de la chute. A côté des vidéos assez connues où il marche de manière exagérée dans son studio, ou y joue du violon, j’ai remarqué deux bijoux, forts et dérangeants. Manipulating a fluorescent tube date de ses années d’étudiant (1965) : pendant une heure, il prend diverses positions au sol avec un tube de néon d’un mètre. Là ou Flavin fait œuvre conceptuelle, Nauman utilise le tube lumineux comme un partenaire, un appendice, une béquille, un phallus démesuré : le minimaliste éthéré de son précurseur est détourné, humanisé, approprié et donc nié. L’autre vidéo impressionnante, Art Make-up, (ci-contre)est projetée sur les quatre murs d’une pièce, quatre visions identiques ; torse nu, l’artiste se couvre de peinture, il enduit son visage et sa poitrine, l’air appliqué, consciencieux et absent, c’est à la fois l’acte éternel de peindre, mais aussi une protection, un masque derrière lequel il se cache. En quatre séquences, il devient blanc (comme un clown ?), rose (comme une poupée ?), vert (comme un extra-terrestre ?) et noir (à une époque où la ségrégation existe encore dans son pays).
Cette présence de son corps se traduit aussi de manière sonore : c’est une expo bruyante, très bruyante. De chaque écran, de chaque haut-parleur proviennent des sons de mains frappées contre un mur, de pieds tapés au sol, de corps projetés contre le coin d’une pièce . Chacune de ses performances s’accompagne de ces gestes exagérés, sonores, de cette affirmation supplémentaire de sa présence physique. Une de ses installations purement sonores dit « Get out of this room », cassez-vous !
La répétition, jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’infini est partie prenante de son travail. Il faut arriver à une tension à la limite du déséquilibre. Dans une lettre, il recommande pour une de ses performances à réaliser par un danseur « choissez en un qui soit physiquement et mentalement en mesure d’affronter le problème à résoudre ».
Une très belle pièce, pleine d’histoire, est la marche inclinée, The Slant Step. Objet trouvé (ci-contre) dans une brocante de San Francisco, acheté par Nauman, il fut le sujet d’une exposition à Berkeley en 1966, et Richard Serra le vola à cette occasion et l’emporta à New York. Il appartient aujourd’hui à la New York Society for the Preservation of the Slant Step. Cet objet culte, couvert d’un linoléum verdâtre, pourrait paraître utile, fonctionnel, mais en fait il ne sert à rien, il est inutilisable. Peut-être peut-il évoquer un prie-dieu ou un faux siège de stalle d’église. Mais Nauman, le dessinant, le moulant, le reproduisant n’y voit qu’un objet absurde autour duquel construire un processus de création, bâtir une autre histoire.

La pièce éponyme de l’exposition, A rose has no teeth, est une plaque de métal courbe, à fixer à un tronc d’arbre et que la mousse et l’écorce doivent recouvrir. Elle porte cette phrase absurde, que Wittgenstein a obtenue après moult permutations de mots : la langue, la logique s’effondrent, le processus reste.

(c) ADAGP / Bruce Nauman. Les deux photos d’oeuvres de Bruce Nauman seront retirées du site à la fin de l’exposition à Houston, conformément aux exigences de l’ADAGP.