Le Sénat, ce cruel palais dont la moquette rouge rend silencieuse la chute des cadavres et invisible le sang des victimes.
Dans un article précédent, j’avais évoqué la victoire dès le premier tour de Gérard Larcher à l’élection du Président du Sénat. Mais le véritable combat n’avait pas eu
lieu en séance plénière, mais dans la salle Clemenceau le 24 septembre dernier, lors des primaires au sein de
l’UMP.
Mais avant de les évoquer à nouveau, une petite devinette.
Qui a dit : « Tout ce qui éloigne du cœur est
second. » ?
Non, ce n’est pas Dominique de Villepin dont le retour au
gouvernement est colporté par des rumeurs ce 2 octobre 2008 à Antibes, semble-t-il dans un grand ministère (Économie ou Affaires Étrangères).
Oui, vous l’avez deviné, quelqu’un qui ressent beaucoup d’amertume. Pourtant, il refuse le mot : « La déception n’est pas l’amertume ». Mais en poursuivant toutefois
amèrement : « Je me réjouis d’avoir gagné de nouveaux amis dans cette épreuve (même si j’en ai aussi perdu quelques
uns). »
Vous l’avez donc identifié, il s’agit de l’ancien Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin.
Le grand perdant de l’élection du Président du Sénat.
Amer échec
Pour Jean-Pierre Raffarin, c’est un double échec. Un échec politique rude car les résultats de la primaire sont clairs et nets. Et un échec personnel, car après trois ans à Matignon et une
loyauté chiraco-sarkozyenne sans faille, Jean-Pierre Raffarin comptait sur cette élection pour rebondir. Ou faire bondir le Sénat.
Du coup, on peut le comprendre lorsqu’il doit accuser ce coup dur. Beaucoup disaient que cet échec était prévisible et que Gérard Larcher, avec ses
réseaux, son onction élyséenne discrète, sa bonhomie toute sénatoriale, sa détermination jusqu’à sacrifier un ministère, ne pouvait que gagner.
Jean-Pierre Raffarin était soutenu à l’UMP entre autres par Bernard Saugey (sénateur de l’Isère et ancien député), Jean-Pierre Carle (sénateur de
Haute-Savoie), Roger Romani (sénateur de Paris et ancien ministre) et Gérard Longuet (sénateur de la Meuse, ancien ministre, ancien député et ancien président du Conseil régional de
Lorraine).
Trois candidats à la personnalité très différente
Lors des primaires de l’UMP, trois candidats étaient en piste : Jean-Pierre Raffarin, Philippe Marini et Gérard Larcher.
Quand on regarde leurs projets sur le Sénat, même s’ils diffèrent un peu, ils sont sensiblement équivalents. Ou du moins, leur objectif est le
même : redonner (ou plutôt donner) au Sénat une image plus proche de la réalité du travail parlementaire remarquable que font les sénateurs. Malgré une très forte impopularité auprès de nos
concitoyens.
Même l’âge n’a pas été déterminant : les trois candidats étant tous les trois proches de la soixantaine, ce qui va changer d’un Président du
Sénat qui, depuis la fin des années 1970, a toujours été âgé de plus de soixante-dix ans.
Et donc, les sénateurs UMP ont principalement départagé des personnalités.
Leurs discours étaient très différents. Raffarin faisait un discours de politique générale, destiné aux médias, aux citoyens. Marini un discours de
technocrate, destiné aux spécialistes, aux scrupuleux. Et Larcher a été le seul à faire un discours sénatorial, destiné aux sénateurs. On résume bien la pensée de Gérard Larcher en disant qu’il
veut être le président des sénateurs, de tous les sénateurs.
Pourquoi la candidature de Jean-Pierre Raffarin a-t-elle capoté ?
J’explore ici quelques pistes (non exhaustive).
1. Un positionnement politique hésitant
Jean-Pierre Raffarin a été l’UDF le plus chiraquien : en 1995, il préférait soutenir Jacques Chirac au populaire Édouard Balladur, et en 2002,
il devint (de façon inattendue) Premier Ministre de Jacques Chirac et surtout, le fer de lance UDF (avec Philippe Douste-Blazy) de la fusion de l’UDF et du RPR en UMP.
Dès 2006, Jean-Pierre Raffarin s’est rallié loyalement à la candidature de Nicolas Sarkozy. Une loyauté qui a continué après l’élection
présidentielle en acceptant de devenir vice-président de l’UMP. Il dit à qui veut l’entendre : « Le Président [de la République]
a besoin d’avoir autour de lui des hommes de confiance. (…) Je le vois au moins trois fois par semaine. »
Or, cette double, ou plutôt, cette triple appartenance a troublé ceux qui auraient pu lui apporter le soutien : UDF, chiraquien, sarkozyste…
trop ou pas assez. Ainsi, trop UDF pour les anciens RPR, trop sarkozyste pour les chiraquiens, trop chiraquien pour les sarkozystes. Trop impliqué dans l’UMP pour les indépendants, mais pas assez
accepté à l’UMP pour les inféodés.
Conclusion, Josselin de Rohan (proche de Jacques Chirac) n’a pas voté pour lui mais pour Gérard Larcher ; Henri de Raincourt (ancien UDF et
président du groupe UMP au Sénat) l’a abandonné comme Jean-Claude Gaudin (ancien UDF, vice-président de l’UMP comme lui et premier Vice-Président du Sénat) qui a refusé de le soutenir
publiquement ; et Alain Lambert (ancien UDF) a voté pour Philippe Marini.
2. Une renommée d’homme d’État
Diriger le gouvernement de la République pendant trois ans, c’est une ligne dans un CV dont beaucoup de parlementaires envieraient. Jean-Pierre
Raffarin a voulu en faire un tremplin pour le plateau. En voulant utiliser son expérience pour le Sénat, il a oublié aussi que sa période à Matignon a parfois été impopulaire et les sénateurs
n’ont (semble-t-il) pas voulu l’assumer (auprès de leurs prochains grands électeurs ?). Lors de la crise du CPE au printemps 2006, c’était pourtant Gérard Larcher le Ministre du Travail en
exercice et Jean-Pierre Raffarin avait déjà quitté le gouvernement.
Si, à l’exception de Gaston Monnerville, tous les Présidents du Sénat ont exercé, avant leur élection, une fonction ministérielle, leurs
responsabilités gouvernementales sont toujours restées mineures (à l’exception de René Monory qui avait été nommé à l’Économie et aux Finances, à l’Industrie puis à l’Éducation avant d’être
premier ministrable en 1986).
Ni Jean Lecanuet (qui fut candidat à l’élection présidentielle, président de l’UDF et ministre influent sous Valéry Giscard d’Estaing) ni Charles
Pasqua (imposant Ministre de l’Intérieur des deux cohabitations avec François Mitterrand) ne purent s’imposer au plateau, malgré leurs réseaux et leur force de caractère.
On se souvient de la IIIe République et de sa manière d’élire ses Présidents de la République : les plus ectoplasmiques possibles. Ce qui coûta le siège tant à Georges Clemenceau
(pourtant promoteur de la recette) qu’à Aristide Briand et imposa la démission à Jean Casimir-Perier et à Alexandre Millerand. Ce qui fit que généralement, on choisissait le Président du Sénat en
exercice (Émile Loubet, Armand Fallières, Paul Deschanel, Gaston Doumergue, Paul Doumer, Albert Lebrun).
Et sous la IVe République, si c’était seulement un Vice-Président du Sénat (René Coty) qui fut choisi
au treizième tour, c’est parce que le Président du Sénat (Gaston Monnerville) était d’origine guyanaise et martiniquaise et que cela aurait pu choquer quelques parlementaires (chargés de
l’élire).
3. La mousse médiatique
Les médias ont-ils joué un rôle en défaveur de Jean-Pierre Raffarin ? Une question difficile. Car depuis plusieurs années, Jean-Pierre Raffarin ne cachait pas son ambition sénatoriale et les
médias l’avaient largement évoquée depuis longtemps. À tel point que son élection constituait une sorte d’évidence pour les gens.
Mais certains articles de presse récemment le montrait un peu trop sûr de lui, sûr du soutien de Nicolas Sarkozy (qui était venu le voir dans le Poitou), sûr de sa victoire.
Pourtant, le fait de se montrer proche de l’Élysée (mais Nicolas Sarkozy avait toujours refusé d’adouber un candidat) a plus agacé que servi le candidat Raffarin : « La photo avec
Nicolas, c’est peut-être un cadeau empoisonné » dit un cacique de l’UMP.
Parmi les sénateurs, soucieux de leur autonomie, non seulement ce comportement pouvait être ressenti comme une arrogance, mais la démarche se positionnait clairement comme personnelle et
individuelle alors que Gérard Larcher ne cessait de jouer collectif.
4. Une mauvaise stratégie ?
Les partisans de Jean-Pierre Raffarin lui ont reproché d’avoir accepté le principe des primaires. Contrairement à d’autres scrutins qui ont vu plusieurs candidats de la majorité sénatoriale
pendant le vote en séance, hors primaires, Jean-Pierre Raffarin a voulu rester loyal jusqu’au bout au sein de l’UMP.
Pourtant, de nombreux exemples ont montré que le jeu de la dissidence, s’il ne finissait pas gagnant, donnait un peu plus de consistance à une candidature.
Exemple : l’élection du Président de l’Assemblée Nationale le 25 juin 2002. Deux candidats étaient sur
les rangs : Édouard Balladur et Jean-Louis Debré. Balladur a refusé les primaires au sein du tout nouveau groupe UMP mais restait candidat au premier tour en séance. Au premier tour, Debré
ne réunit que 217 voix (alors qu’il avait obtenu pendant les primaires 242 voix sur 315) et Balladur 163. Insuffisant pour gagner, mais nettement plus que lors du vote à l’UMP.
En se présentant en candidat libre au premier tour du vote en séance, Jean-Pierre Raffarin aurait pu faire le plein des voix centristes, radicales, quelques voix de gauche le préférant à Gérard
Larcher et les unir avec celles de ses partisans à l’UMP pour, finalement, faire peut-être un score plus important que Gérard Larcher.
Au lieu de cela, il s’en est tenu à une loyauté UMP alors que Christian Poncelet n’avait pas hésité à être "déloyal" vis-à-vis de René Monory en 1998 (à l’époque, l’UMP n’existait pas mais Monory
choisit d’y adhérer lors de sa création en 2002).
Surtout que l’UMP n’a pas de majorité absolue du Sénat. Cette logique de loyauté aurait donc dû au moins s’élargir à l’ensemble de la majorité sénatoriale notamment pour l’organisation des
primaires (c’était l’une des interrogations d’Alain
Lambert).
Une chance encore pour 2011 ?
Jean-Pierre Raffarin ne doit certainement plus compter sur un quelconque espoir pour 2011.
Parce qu’une fois élu, un Président du Sénat sortant a toutes les chances d’avoir le soutien de son groupe par légitimisme, d’autant plus que son jeune âge l’aidera.
Ensuite parce que tout porte à croire que le Sénat de 2011 basculerait à gauche, et donc, le jeu se ferait
alors au sein du groupe socialiste et plus UMP. Et en cas de majorité très faible (d’un côté ou de l’autre), la logique bipolaire reprendrait de plus belles et renforcerait la prochaine candidature de Gérard Larcher, la majorité sortante devant alors faire bloc derrière lui.
L’avenir de Jean-Pierre Raffarin est-il encore à l’UMP ?
À la suite de cet échec, que peut faire Jean-Pierre Raffarin ? Il n’a que soixante ans. Il représente une aile libérale, sociale et européenne qui se positionne généralement au centre droit.
Et il a encore beaucoup d’idées à apporter au débat national.
Alain Lambert confiait à Jean-Pierre Raffarin le soir des élections sénatoriales (21 septembre 2008) : « Ce soir [poussée de la gauche], nous avons fait la démonstration que cette
stratégie qui consiste à limiter la majorité à la seule UMP est une erreur. ».
J’avais déjà imaginé cette possibilité que Jean-Pierre
Raffarin, fort de ce qu’il représente, quittât l’UMP pour rendre la majorité présidentielle pluraliste.
Je l’avais fait dans un poisson d’avril qui se voulait sans
prétention mais qui, à ma grande surprise, a suscité bien des émois et une réaction fort sportive de la part de l’ancien Premier Ministre.
Ces émois ne sont pas innocents. Cette mauvaise farce était plausible.
Dans son blog, libéré des contraintes de cette élection,
Jean-Pierre Raffarin affirme maintenant : « J’ai surtout gagné ma liberté retrouvée »
Et il a annoncé qu’il allait rencontrer cette semaine Nicolas Sarkozy sur le fonctionnement de l’UMP, sur les élections européennes de 2009 et sur
les régionales de 2010.
Alors une question me taraude l’esprit : si cette liberté est si retrouvée, pourquoi ne pas aller rencontrer parallèlement François Bayrou pour
reconstruire un centre libéral, social et européen, aujourd'hui plus que divisé ? Qu'y a-t-il à perdre ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (3 octobre 2008)
Pour aller plus loin :
Historique des scrutins pour l’élection du Président du
Sénat.
La
bataille de la Présidence du Sénat commence (Le Monde, 22 septembre 2008).
Raffarin s’y voit déjà (Journal du Dimanche, 15
septembre 2008).
Bientôt un Sénat socialiste ?
Gérard Larcher gagne la bataille de l’UMP.
Pourquoi Raffarin a perdu ? (26 septembre
2008).
Debré l’emporte sur Balladur (26 juin 2002).
Tout ce qui éloigne du cœur est second (27 septembre
2008).
La rénovation du Sénat selon Jean-Pierre Raffarin.
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=45220
http://www.lepost.fr/article/2008/10/03/1279508_tout-ce-qui-eloigne-du-c-ur-est-second.html