I know you don’t know what life is really worth.
Its not all that glitters is gold; half the story has never been told:
So now you see the light, stand up for your rights
Take away everything and make everybody feel high.
But if you know what life is worth, you will look for yours on earth:
And now you see the light, you stand up for your rights.
Bob Marley and Peter Tosh, 1973.
On est le 31 decembre, ce soir, meme si je n'ai pas vraiment la tete a ca, c'est reveillon! On est au milieu de nulle part, on va donc devoir s'improviser une petite fiesta avec ce qu'on a a portee de mains... pas grand-chose.
Passant par hasard devant un magasin de spiritueux, je rentre acheter une bouteille pour trinquer avec mes acolytes. Tout etant en chinois, j'attrape celle qui me parait avoir le plus bel emballage. Mes gouts esthetiques sont certainement a remettre en question: ce fut un infame brandy asiatique a 58 degres qu'on digerera, et re-digerera pendant plusieurs jours...
Tenzin nous a reserve une table dans un restaurant du coin. Diner de reveillon : boudins d'intestins de mouton et poumons de yack grilles. Je serai la seule a terminer le plat quand les autres se seront apercus que, non, il ne s'agissait pas de champignons... burp...
Suite du programme : la discotheque locale tibetaine et ses danses traditionnelles.
Entre chaque performance, un monsieur loyal, avec un faux air de "Star'Ac" et un enthousiasme qui denote de l'atmosphere ambiante, introduit le spectacle suivant. Le public tibetain, extremement pudique et plein de retenue, reste totalement impassible. Qu'a cela ne tienne, avec Karen, l'Allemande, on decide de mettre un peu d'ambiance en se ralliant aux danseurs sur le devant de la scene. On sera aussitot rejointes par Sebastian et Renato en furie, … et pas une seule esquisse de sourires des spectateurs.
Quand le presentateur, manifestement sous amphet's, reapparait, il doit etre en train de parler de nous car on se fait chaleureusement applaudir par la salle.
Ouf ! Un moment, je suis dit qu'avec mes conneries, tout ce que je serai parvenue a faire sera de les choquer, ou bien pire les insulter !
Il fait toujours aussi froid, et meme ici c'est pas la peine d'esperer le moindre chauffage.
C'est la premiere fois de ma vie que je me retrouve en discotheque habillee de trois couches de polaires et bonnet a commander, via Tenzin, verres d'eau chaude apres verres d'eau chaude apportes par des serveuses en mini-jupe et T-shirt moulant. Je ne sais pas si ce sont elles et le presentateur, ou les clients qui se sont trompes d'endroit, mais il y a un certain decalage que je ne saisis pas...
Je me rends au bar demander, seule et temeraire cette fois, mon 53ieme verre d'eau chaude. Le barman ne comprend evidemment rien de ce que j'essaye de commander. Bientot, c'est tout le staff qui vient m’entourer pour tenter de deviner ce que je veux, completement hilare. Comment expliquer « verre d'eau chaude » par des gestes ? Tout ce que je peux faire est rire avec eux de moi-meme, et repartir bredouille.
Je profite de mon escapade pour faire un detour par les toilettes; tout aussi traditionnelles que les danses : une piece avec 3 trous creuses les uns a cote des autres. L'un d'eux est occupe... ooops... sorry... La fille me sourit et me fait signe de rentrer.. Ce sera la premiere fois de ma vie aussi que je me retrouver a uriner en groupe... La pudeur tibetaine est ailleurs et ca doit faire partie de mon apprentissage de la culture locale j'imagine....
Retour dans la salle. C’est au tour du public de danser. Les spectateurs, tous en anorak, envahissent la scene, et c’est parti pour quelques pas de danse regionale !
On tourne en cercle en croisant et decroisant les jambes, sorte de sardane tibetaine.J’interromps quelques personnes pour leur demander de me montrer comment faire, mais chacun prend ca tres au serieux, et visiblement je les deconcentre ! Desolee, j’ai compris ; je vais me contenter d’imiter en cessant de les pertuber…
Fin de la musique, tout le monde rejoint sa place calmement et silencieusement, et les danseurs professionnels reprennent possession de la scene. Les Tibetains ont decidement une conception tres particuliere de ce qu’est sortir danser en discotheque !
On rencontre un autre groupe de voyageurs et se joint a leur table. Leur guide est assis a mes cotes. Je suis en train de lui parler lorsqu’il s’ecroule soudainement de sa chaise completement ivre… Ok, il a probablement raison, il est l’heure de rentrer…
A notre hotel, on a enfin une douche... d’eau froide, mais une douche ! J’en profite le lendemain pour me laver les cheveux ; cette fabuleuse idee me vaudra une superbe coiffe de stalactites qui ne degelera pas de la journee…Dreadlocks de glace a la tibetaine.... Yeah Man !
On s’approche de Lhassa, la route qui serpente les montagnes devient moderne et praticable.
Moi, le visage colle a la vitre, j’ai le vague a l’ame…
des massacres et des horreurs plein la tete... Je suis en train de me demander combien de familles tibetaines ont ete requisitionnees, combien ont souffert, combien ont peri pour construire cette putain de route sur laquelle je suis en train de faire ma putain de petite ballade touristique…Dans la jeep, on n’arrete pas de me demander ce que j’ai..
Mais bordel!!! A-t-on vecu la meme chose ? A-t-on vu le meme Tibet ? J’ai pas simplement cauchemarde... comment cela se fait-il que cela ne leur saute pas aux yeux ? Suis-je trop sensible ? Ont-ils perdu leur humanite ? Suis-je trop emotive ? Trop bouleversee ? Le monde tourne t-il reellement rond ?
Qu’est ce que j’ai ? Existent-ils des mots assez forts pour leur dire ce que j’ai ? Si oui, j’ai beau les chercher, je ne les trouve pas… alors comme beaucoup (trop), je prefere encore me taire: nothing, I’ve got nothing…
Arrivee a Lhassa, tout le monde est profondement decu par la modernite et la pollution de la ville. De l’ancienne capitale tibetaine ne subsiste reellement que le Potala perdu au milieu du trafic. Qu’est-ce qu-ils s’imaginaient ?
Pendant tout ce voyage, des que j’en ai eu l’occasion, j’ai rejoint Tenzin et nos chauffeurs tibetains pour les assommer de questions sur le Tibet. Quand j’ai demande a Tenzin ce qu’il pensait que nous, Occidentaux, on pouvait faire pour changer la situation, il m’avait répondu : « Je ne sais pas Gaele, poste nue devant le Potala avec une pancarte « Free Tibet » ».
S’il savait a quel point je mesure l’amertume qui se cachait derrière cette réponse narquoise… et encore, qui suis-je pour prétendre être en mesure de comprendre une seule once de son amertume ?
Le lendemain, ambiance d’excitation pour la visite du O combien énigmatique et fantasmagorique Potala. On sera parmi les derniers a le voir en entier ; en mars, les autorités chinoises vont fermer définitivement sa partie supérieure.
Moi, je ne me sens pas a l’aise. Je me demande ce que je fais la a payer une entree au gouvernement chinois pour visiter des lieux qu’ils ont effectivement envahis, mais qui ne leur appartiennent pas…
Des lieux qu'ils exploitent et rentabilisent avec mon aide.
Et comme une petite conne, je suis le troupeau. Et on peut parler de troupeau ; des hordes de touristes bruyants et imposants, pour la plupart Chinois en terre conquise, entre lesquels se faufilent difficilement et discretement des pelerins tibetains.
Mais bon sang, laissons les en paix !!Laissons leur au moins le droit de venir mediter, dans le calme et la serenite, dans cet asile qui fut jadis le leur!! Pardon qui est toujours le leur...
Qu'est ce qui leur reste? Qu'est ce que les Chinois leur ont laisse?
Qu’est ce que je fous ici a photographier ces vestiges dont j’ai l’impression de violer l’intimite et salir la memoire ? Plus aucun «Tashi delek », j’ose meme plus croiser le regard des Tibetains… Que pensent-ils de moi? Que je cautionne tout ca?
Je ferai l'effort de suivre la visite en entier, meme si je ne reve que d'une chose, c'est de m'enfouir en courant! Par respect pour Tenzin, dont je n'arrive pas a transpercer les pensees, et qui joue son role de guide jusqu'au bout.
Que cache son regard? De la fierte de pouvoir nous montrer la richesse culturelle de son peuple? De la rancoeur? J'imagine qu'il espere aussi nous faire prendre conscience a quel point les Chinois ont torpille son pays... mais moi, je suis au bord de l'indigestion....
Tenzin, probablement conscient de mon inconfort, ne cesse de venir me demander ce que je ressens en voyant le Potala…. De la tristesse, Tenzin, enormement de tristesse…
De la honte aussi, mais je ne lui dirai pas.
Dans le Potala, aucun portrait, aucune reference, aucune mention du 14ieme et actuel Dalai-Lama; il n’existe plus, il a ete efface, tout simplement eradique par la censure chinoise.
D’apres Tenzin, celui-ci aurait annonce qu’il ne se reincarnera pas en Tibetain, mais aura les yeux bleus et les cheveux couleur or. Une facon deguisee de dire qu’il n’y aura pas de 15ieme Dalai-Lama en terre tibetaine tant que celle-ci restera chinoise. Certains disent aussi qu’il sera le dernier. A sa mort, une page de l’histoire sera definitivement tournee. La Chine pourra continuer d’ecrire seule la suite…
Lors d’une de mes nombreuses conversations avec Tenzin, il m’a explique que les jeunes generations ne parlent plus tibetain. Ils veulent tous devenir comme les Chinois parce que les Chinois veulent eux-memes devenir comme tout le monde, c'est-à-dire le parfait petit Occidental capitaliste, un GSM dernier cri a la main, la telecommande sur MTV dans l’autre.
La Chine a entame sa derniere phase de conquete ; elle aspire le Tibet de l’interieur, et il n’y a aucune possibilite de marche arriere…
Surement que la perte de la culture tibetaine se serait de toutes facons produite nonobstant la Chine…Avec combien de massacres en moins ?
Croyant a une (tres) mauvaise plaisanterie, je vais trouver Sebastian et Renato qui m’expliquent qu’ils connaissaient des officiels qu’ils pourraient soudoyer pour obtenir un faux passeport argentin. Super ! Et ils le font sortir comment du pays ? Il est fiche maintenant. A pied ? Via l’Inde, le Nepal ? En tant que Tibetain, Tenzin n’a de toutes facons pas droit a des documents de voyage ou tres difficilement. Et si oui, comment expliquer qu’un « Argentin » quitte le Nepal ou l’Inde sans meme un visa d’entree sur son passeport tout neuf ? Et son pere ? « On a pas reflechi a tout ca… ». On essaye d’elaborer des solutions a 3, que des voies sans issue… la Chine est une immense prison.
Se rendent-ils seulement compte a quel point c’est cruel de faire croire a ce genre de promesse ?
On passe toutes nos dernieres soirees ensemble a Lhassa dans le seul bar ouvert a cette saison non touristique. Gustav, le Suedois, a emporte sa guitare qu’il gratte chaque soir pendant que Renato, Alexandre, Fernanda et Joyce, les Bresiliens nous chantent des ballades d’Amerique latine. Pour remercier Tenzin, on lui a offert mon bouquin du Dalai Lama qu’on lui a tous dedicace, avant que le groupe ne se disperse, chacun partant vers sa prochaine destination.Il ne reste bientôt plus que Sebastian, attendant son train, et moi, mon avion.
Sebastian va partir dans une ville chinoise ou il va
enseigner le yoga pendant quelques semaines (ce devait etre quelques mois, mais j’apprendrai de lui plus tard que les autorites chinoises n’ont jamais voulu renouveler son visa) pour le compte d’une Chinoise rencontree en Thailande. Quand Sebastian lui a telephone de Lhassa pour lui dire quand il arriverait, et lui decrire dans le flot de la conversation la situation au Tibet, elle ne savait pas de quoi il parlait… Elle qui voyage et a donc acces a l’information exterieure, s’y interesse t-elle maintenant ?A deux, on peut partager les frais d’hotel… On s’est donc offert le luxe d’une chambre avec chauffage et douche chaude que je ne parviens plus a quitter. A l’exterieur, le froid est une torture a lui tout seul.
On passe nos journees, emmitoufles comme des momies dans nos couettes respectives, a regarder la television chinoise ; que des feuilletons ou jeux stupides a l’americaine, entrecoupes de propagandes a la gloire de Mao, et spots publicitaires pour les Jeux Olympiques. C’est d’un ennui tel qu’on coupe le son, et on s’amuse a refaire les dialogues a deux… c’est bien plus drole, et je dois dire que Sebastian a un veritable talent pour ca !
La veille de mon depart, ayant fait part a Tenzin de mon desir de leguer mes 5 kilos de vetements chauds a quelqu’un a qui cela puisse vraiment profiter, il nous emmene, Sebastian et moi, dans
un orphelinat tibetain. Les petits kets, ages de 3 a 15 ans y dorment a trois par lit. Le gerant de l’orphelinat refuse le moindre centime du gouvernement, et parvient a faire vivre la cinquantaine de rejetons par des donations. Ca n’empeche pas l’orphelinat d’etre tapisse de drapeaux chinois et portraits des dictateurs au pouvoir (sans oublier Mao, evidemment), sans quoi, les autorites feraient fermer les lieux.Le soir de nos adieux a 3, Tenzin me dit que c’est maintenant a son tour de me poser une question : « Gaele, quand crois-tu que le Tibet sera libre?»
Si je m’attendais a ca ! Question O combien difficile, mais a laquelle je m’efforce de repondre
avec toute franchise...Je lui reponds que je ne sais evidemment pas, mais qu'etant donne le pouvoir economique de la Chine, aucun de nos laches petits Etats occidentaux n’aura les epaules suffisamment larges que pour denoncer fermement les massacres, ... et surtout faire plus qu'adopter de belles resolutions qu’on oublie aussi vite que celles faites au Nouvel-An.
Que d’apres moi, le seul espoir vient de l’ouverture economique de la Chine, en esperant que cela conduise le peuple chinois a pouvoir changer de gouvernement, et oser lever les yeux sur ce qu’ils ont fait…
Mais d’ici la, la population tibetaine sera completement modelee a l’image de la Chine, sera devenue chinoise a part entiere, et il sera trop tard…
Le Tibet est deja mort, et il n’y a, d’apres moi, aucun espoir de le voir renaitre.
Ca ne nous donne neanmoins certainement pas le droit de fermer les yeux, et encore moins d’accepter…
Tenzin, pensif, acquiesce silencieusement. C'est la reponse a laquelle il s'attendait mais qu'il aurait prefere ne pas entendre...
Le Tibet d’avant 1950, et son peuple (toujours aussi) extraordinaire, resteront sans doute a tout jamais un conte (quasi) imaginaire que je raconterai a mon filleul… et a mes enfants.