Seul auteur de jeu vidéo, je me suis donc retrouvé au milieu d’intervenants prestigieux, issus du monde de la télé.
La première chose qui m’a sauté aux yeux à la Rochelle c’est la moyenne d’âge des réalisateurs et des producteurs présents. Alors que dans l’industrie du jeu vidéo je fais plutôt figure de doyen du haut de mes 48 piges, dans le milieu des vieux briscards de la production française, je passerais plutôt pour un petit jeunot. Une longue carrière m’est promise là-bas, à condition, bien-sûr, d’avoir la santé. Mais revenons-en à notre débat.
La seconde chose qui m’a surpris c’est de voir que l’interactivité, en gros et pour faire simple (et resté poli), ça les embarrasse beaucoup. Disons qu’ils ne savent pas très bien comment aborder le truc. Même s’ils ont compris que ça va leur tomber dessus comme un ouragan sur leur vieille Louisiane, ils semblent tout mettre en œuvre pour en retarder l’échéance au maximum. Et si certains ont réalisé que le mode participatif pouvait générer des revenus, les procédés interactifs qu’ils ont mis en en œuvre jusqu’à présent se sont souvent limités à des mécaniques assez basiques du genre : pour que Ducon reste votez 1, pour que Duchmoll reste votez 2… Vous connaissez la musique. Tout le monde ne s’appelle pas J.J. Abrams !
Les producteurs et décideurs de télé envisagent encore les médias interactifs comme secondaires. S’ils les prennent en compte, afin d’élargir au maximum la diffusion de leurs programmes, ils perçoivent les nouveaux médias comme des produits dérivés, des médias juxtaposés. Aucun effort n’est fait pour créer, grâce à eux, des mécaniques narratives nouvelles.
A quoi imputer cette frilosité pour l’interactivité ? Serait-ce une question de génération (d’où ma digression plus haut sur l’âge du capitaine) ? En discutant avec certains scénaristes ou producteurs plus jeunes, j’ai pu me rendre compte que non. C’est plutôt, à mon sens, une réticence partagée par les professionnels de la fiction télé en général vis-à-vis de ce qu’implique la narration interactive.
On ne raconte pas un jeu comme on raconte un film. Dans un jeu vidéo,
même un jeu vidéo narratif, ce qui compte ce n’est pas l’histoire
écrite et ciselée par le scénariste, c’est l’expérience
vécue par le joueur. J’ai pu le vérifier maintes fois en écoutant le
récit des joueurs d’In Memoriam. L’histoire qu’ils racontaient, après
avoir joué, ne se résumait pas au scénario du jeu. Ce qui les fascinait c’était l’expérience personnelle qu’ils avaient vécu en
jouant.
« Quand j’ai reçu le premier mail du Phoenix, j’ai sauté sur ma chaise et je me suis buté le genou contre le montant de mon bureau »
« La première fois que j’ai appelé le détective au téléphone, j’étais tellement surpris d’avoir une vraie personne au bout du fil, et non un simple répondeur, que j’ai raccroché aussitôt. J’ai demandé à un pote d’appeler »
« J’ai surfé pendant des heures avant de trouver la solution sur un site russe ! ».
« J’ai joué le vendredi et le samedi matin je suis parti en week end avec ma copine. Vous imaginez ma tête quand j’ai reçu un SMS du Phoenix qui nous a réveillé tous les deux en pleine nuit ! »
« Après une nuit entière passée à jouer, j’avais reçu une bonne trentaine de mails de Julie, la fille qui vous aide dans le jeu. Ma copine est tombée sur tous ces mails. Il a fallu que je lui explique que cette Julie n’existait pas et que ce n’était qu’un foutu personnage virtuel d’un jeu ! Quoique je me demande encore qui se cachait derrière elle quand elle me répondait le soir... »
Enrichi par toutes ces micros histoires vécues, générées par le jeu, le
récit se transforme en une véritable épopée, constituée de multiples
facettes, dont certaines n’ont même pas été prévues par l’auteur. Ce
site russe, dont mon interlocuteur me parlait, je ne savais même pas
qu’il existait.
Cette capacité à sortir du cadre écrit est sans doute ce qui embarrasse les gens de télé.
Dans le monde de la fiction TV, le scénario c’est le Graal. Depuis le
succès des séries américaines, les scénaristes producteurs sont les
gardiens du Temple. Les réalisateurs sont désormais relégués souvent au
rang de simples écuyers. Le scénariste producteur domine complètement
son sujet jusqu’à prévoir les cliffhangers indispensables pour rendre
accros les spectateurs entre deux épisodes ou deux coupures pub. Pour
un directeur de chaine, un responsable de la fiction, un producteur
scénariste, l’interactivité remet en question tout le processus de
création. Son développement sonnerait sans doute la fin d’un modèle
bien établi avec, à la clé, l’apparition de nouveaux métiers, de
nouveaux experts, de nouveaux décisionnaires.
Quand j’explique à un producteur ou à un responsable de télé mes
projets de fiction interactive on me rétorque à tous les coups : « ok
c’est génial votre idée, mais nous, il nous faut un scénario. Chez nous
les décideurs sont ceux qui jugent les scénarios, pas les responsables
Internet ! ». Or, comme je l’ai rappelé avec mes mots savants à la
Rochelle : « il y a rien de plus imbitable qu’un scénario de fiction
interactive ou de jeu vidéo ! »
Imaginez des centaines de pages de textes dans lesquelles s’intercalent
des tas de tableaux, d’arborescences, de graphiques en tous sens. Dans le jeu vidéo
on a résolu la question en passant par un prototype. Allez convaincre
un directeur de chaine de faire un prototype de fiction participative !
Déjà pour le convaincre de faire un pilote classique ce n’est pas
facile, alors un pilote interactif, pensez donc… Ouais, finalement,
j’ai bien l’impression que le Port de la Rochelle je ne suis pas prêt
de le revoir, sauf peut-être à l’occasion de mes prochaines vacances à
l’île de Ré.
Illustration 1 : Lost Experience, ARG autour de la série Lost. Extrait d’une vidéo Dharma Initiative.
Illustrations 2 et 3 : extraits du jeu In Memoriam II le dernier rituel.