Humanitaire

Publié le 01 octobre 2008 par Kak94
Sur fond d'indignation et de pétrole, tout a commencé au Biafra.
Par Pierre Micheletti
Sur fond d'indignation et de pétrole, tout a commencé au Biafra
Derrière les évidences humanitaires
Considérée comme le moment fondateur du mouvement humanitaire moderne,la guerre du Biafra (1967-/970) en recèle déjà toutes les ambiguïtés, notamment dans les rapports avec les enjeux économiques et les politiques étrangères des Etats concernés.

LA GUERRE du Biafra a constitué le creuset de l'humanitaire contemporain. De mai 1967 à janvier 1970, ce conflit opposa le gouvernement central du Nigeria au peuple des Ibos (en majorité chrétien et animiste), après que celui-ci eut fait séces¬sion à l'est du pays et proclamé la Répu¬blique du Biafra. Cette guerre civile meur¬trière vit l'émergence d'une solidarité internationale d'un nouveau genre, plus dérangeante, plus « interpellative». Elle donna naissance à une nouvelle génération de militants humanitaires. Leur innovation résida dans l'idée de faire peser le poids de l'opinion publique sur les décisions de poli¬tique étrangère. Les relations internationales d'un pays ne devaient plus être réservées aux seuls diplomates et militaires.

Tout avait commencé le 26 mai 1967 par un vote du conseil consultatif de la région de l'Est décrétant sa sécession. Le 30 mai, le lieutenant-colonel Odumegwu Emeka Ojukwu donne au nouveau territoire le nom "de Biafra et lui attribue une capitale, Enugu. La réaction du gouvernement fédéral mili¬taire (GFM) est immédiate: il déclare l'état d'urgence. Les « mesures policières» se transforment rapidement en une véritable guerre civile. Au plus fort des combats, Lagos engagera près de deux cent cinquante mille hommes.

Dès le mois de juillet, de violents combats éclatent entre les troupes nigérianes et celles du Biafra. En mai 1968, la région est coupée de la mer après la chute d'Onitsha et de Port Harcourt. Un blocus maritime de fait provoque une famine dévastatrice. En décembre 1969, une offensive forte de cent vingt mille hommes aura raison des der¬nières défenses rebelles après plusieurs mois du siège de ce qui allait bientôt être nommé le « réduit biafrais». Le 12 janvier 1970, Ojukwu s'enfuit en Côte d'Ivoire, laissant à son second le soin de signer un cessez-le-feu inconditionnel. Ainsi s'achève la guerre du Biafra: trente-trois mois de combats ont fait des centaines de milliers de morts (cau¬sés majoritairement par la famine et les maladies), et déplacé plus de trois millions de réfugiés ibos (1)

La lutte politique et ethnique masquait un enjeu économique: c'est au Biafra que se trouvent les quatre cinquièmes de la richesse pétrolière nigériane, dont la pro¬duction, en 1966, atteignait quatre cent mille barils par jour. C'est pourquoi les grandes puissances internationales et les compagnies pétrolières se préoccupèrent très vite de cette guerre civile.

Le Nigeria avait protesté contre les expériences atomiques françaises au Sahara. Les rapports entre Lagos et Paris ne sont donc pas bons. Cependant, la France décide de ne pas s'impliquer directement dans le conflit et décrète un embargo sur les armes. Elle fait savoir au Nigeria qu'elle ne reconnaîtra pas le Biafra. Les rebelles bénéficient toutefois j'une aide discrète en matériel et en hommes (notamment des mercenaires [2]) de la part du général de Gaulle. Paris voit en effet d'un bon œil l'affaiblissement politique de l'ancienne colonie britannique aux immenses richesses pétrolières.

L'indépendance du Biafra n'est officiel¬lement reconnue que par quatre pays afri¬cains (Tanzanie, Gabon, Côte d'Ivoire, Zambie [3]) et par Haïti; de leur côté, le Royaume-Uni et l'URSS appuient le gouvernement fédéral et lui fournissent des armes. Les Etats-Unis soutiennent également le Nigeria, mais s'opposent à toute vente d'armes aux deux parties. Coexis¬tent ainsi dans cette guerre les ingrédients que l'on retrouve dans des conflits plus récents: radicalisation de la violence, mobilisation de l'identité (4), défaut d'ap¬plication du droit international de la guerre, utilisation de groupes armés privés, rivali¬tés de blocs, dimension religieuse, intérêt pour la production d'hydrocarbures et interventions étrangères massives. « Dans l'étude de l'évolution de la violence en Afrique, la période 1955-1969 est deux fois et demie plus violente que la période 1990¬1995, estime l'historienne Danielle Domergue-Cloarec. Dans la classification des conflits en nombre estimé de victimes, le Nigeria est au premier rang, le Rwanda occupant la cinquième place (5). »

Une chaîne de solidarité internationale s'organise pour secourir les populations affamées, frappées par le blocus et les affrontements. Le Nigeria devient alors le théâtre du plus grand programme d'ur¬gence depuis la seconde guerre mondiale, « SOS Biafra». Mais l'absence de coordi¬nation tourne parfois à la cacophonie entre intervenants. Des associations originaires de plusieurs pays, dont l'Irlande, les Etats¬Unis, l'Allemagne et la France, acheminent vivres et denrées de première nécessité. Elles sont pour une bonne part catholiques ou protestantes. Le gouvernement fédéral, qui ne facilite pas les livraisons - elles se font souvent de nuit, sur des aéroports de fortune -, est accusé de pratiquer un « génocide» des Ibos. Si Lagos multiplie les entraves au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ce dernier parvient à envoyer dix mille tonnes de vivres et de médicaments par mois aux trois millions de personnes concernées. Mais, malgré toute l'aide internationale, la mortalité est massive, et le territoire biafrais se réduit comme peau de chagrin.

En septembre 1968, une poignée de médecins pénètrent dans l'enclave séces¬sionniste du Nigeria, pilonnée par l'armée fédérale. Ils se sont engagés auprès de la Croix-Rouge française, à laquelle l'Elysée a demandé de s'impliquer. Le président de cette institution est alors un militaire, le médecin général Raymond Debenedetti. Depuis Libreville, au Gabon, sont organi¬sées par voie aérienne des livraisons de vivres, de médicaments, mais aussi, sous bannière de la Croix-Rouge, des approvi¬sionnements en armes et munitions pour la rébellion biafraise. Le délégué de la Croix¬Rouge dans la capitale gabonaise est alors l'attaché militaire français dans ce pays, le colonel Merle (6). Les convois aériens humanitaires sont dénoncés par le Nigeria, dont l'armée va jusqu'à abattre en plein vol un avion du CICR.

Grâce à la presse, le docteur Bernard Kouchner et ses amis dénoncent la famine et la guerre, enfreignant la règle du silence édictée par cette organisation (7). Il en surgira, quelques années plus tard, l'idée de droit d'ingérence défendue conjointement par M. Kouchner et le professeur de droit public Mario Bettati (8).

ISSUE de la mobilisation en faveur de la population biafraise, cette impulsion allait donner naissance à Médecins sans frontières (MSF), d'abord, puis à plusieurs autres associations humanitaires françaises, dont Médecins du monde (MDM). Ainsi éclot la génération des « sans-frontières ». C'est donc dans le contexte d'une guerre pour la première fois très médiatisée que de jeunes médecins français dénoncent une dramatique situation locale et mobilisent l'opinion publique et les gouvernements.

Depuis 1968, le couple humanitaire - médias met sur le devant de la scène de nombreux drames de la planète, du Biafra à la mer de Chine, de la Somalie à l'Afghanistan, du Rwanda à la Bosnie, du Timor au Darfour, du Kosovo à l'Irak. Un mariage pour le meilleur et pour le pire. On perçoit toutefois, sans faire de procès d'intention, ni injure à leur révolte, combien les interpellations médiatiques des pionniers de cet humanitaire contemporain étaient à l'époque en synergie avec la diplomatie hexagonale. L'intérêt des autorités françaises pour la production pétrolière était fort, d'où leur « sympathie» pour les sécessionnistes du Biafra.

Il s'agit là d'une ambiguïté fondatrice. En 1994, le Rwanda a offert une nouvelle ilIustration de la confusion des genres et des discours entre politique étrangère et action humanitaire, quand les troupes françaises (opération « Turquoise») ont été mandatées par le Conseil de sécurité des Nations unies pour « sécuriser une zone» alors que se produit le génocide des Tutsis. Cette intervention permettra de protéger des génocidaires hutus fuyant vers ce qui est alors le Zaïre voisin (9).

Ces doutes demeurent aujourd'hui, et les organisations non gouvernementales (ONO) humanitaires font l'objet de violences ciblées. En effet, il leur est parfois fait le procès d'être, parce que occidentales, forcément partie prenante dans les conflits qui impliquent leurs pays d'origine. Dans cette nouvelle donne, une claire dissociation entre humanitaire d'Etat et humanitaire non gouvernemental devient cruciale pour leur capacité d'action et leur sécurité. En quarante ans, les rapports de forces mondiaux ont fortement évolué, de même que la perception de l'Occident, dans lequel le mouvement humanitaire contemporain plonge ses racines. L'immunité humanitaire ne va plus de soi. Comme le souligne avec acuité Régis Debray : « Que peuvent les réalités contre les représentations ? (10) » Une interrogation aujourd'hui cruciale pour les humanitaires.

Article de Pierre Micheletti, Président de Médecins du monde, auteur de l'essai Humanitaire. S'adapter ou renoncer, Marabout, Paris. septembre 2008

publié dans le Monde diplomatique - septembre 2008

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(1) Le chiffre de un million de morts (et parfois deux millions) est régulièrement évoqué.
(2) Tous les présidents de la V République ont laissé faire, sinon provoqué, des opérations mercenaires: le général de Gaulle puis Georges Pompidou, du Katanga au Biafra; M. Valéry Giscard d'Estaing, des Comores au Bénin; François Mitterrand du Tchad au Gabon. Sous la présidence de M. Jacques Chirac, plusieurs opérations ont été tolérées: Zaïre (1997), Congo-Brazzaville (1997¬1998,2000), Côte d'Ivoire (2000, 2002).
(3) Leur décision ébranla la toute jeune Organisation de l'unité africaine (OUA), attachée au principe de l'in¬tangibilité des frontières, en faisant craindre d'autres démembrements d'Etat sur le continent.
(4) La question religieuse traverse le conflit: les Biafrais sont majoritairement chrétiens et animistes; la junte de Lagos est dominée par les musulmans. S'ajoute à ces tensions un conflit larvé entre Yoroubas et Ibos.
(5) Danielle Domergue-Cloarec et Antoine Coppolani, (sous la dir. de). Des conflits en mutation ? De la guerre froide aux nouveaux conflits, Complexe. Bruxelles. 2003, p.137-150.
(6) François-Xavier Verschave, La Françafrique. Stock. Paris. 200 l, p. 150.
(7) Max Rècamieret Bernard Kouchner, «Biafra. Deux médecins tèmoignent », I.e Monde, 27 novembre 1968.
(8) Lire Mario Bettati et Bcrnard Kouchner, Le Devoir d'ingérence, Dcnoël, Paris, 1987, ct Mario Bettati. Le Droit d'ingérenc,,, Odile Jacob. Paris, 1996.
(9) Sur les événement au Zaïre, lire Colette Braeckman, «Guerre sans vainqueurs en République démocratique du Congo », Le Monde diplomatique. avril 2001.
(10) Régis Debray, Un candide en Terre Sainte. Gallimard Paris, 2008, p. 149.