- Ah ! te voilà. Nous serons en retard. Qu’est-ce que tu faisais ?
- Je tuais le temps, dans la cuisine.
- Raté. Il bouge encore.
- Je n’en pouvais plus qu’il me déglutisse l’insouciance au petit déjeuner. Un tic tac à se ronger les foies. J’ai failli lui jeter mon bol à la tête, tout mon café sans sucre dans sa jolie petite tronche de cadran design. Puis j’ai pensé que je pouvais lui régler son compte sans souiller le mur, lui arracher le coeur à sec, et pas de sensiblerie non plus au seul motif que c’est un cadeau de ma soeur.
- Et donc ?
- Je l’ai décroché. Difficilement. Il s’agrippait, ce petit salaud ! Le clou est venu avec.
- Atroce.
- Je peux te dire qu’il flippait sa race, tout palpitant comme un casseur pris le pavé à la main. Tu me connais, j’ai dû lutter pour ne pas m’attendrir, ne pas convertir mon coup de sang vengeur en coup d’éponge détersif sur sa vitre grasse avant de le raccrocher nickel comme un petit saint. Ah ! non, je me suis dit, non, tu ne vas pas lui céder, à ce termite, ce vampire, ce compte à rebours de la mort. Saigne-le ! Et je l’ai retourné pour trouver les organes.
- Horrible.
- Un pincement du pouce et de l’index, et la pile est venue sans un cri, juste un petit clic et je l’ai envoyée dans le cendrier méditer sur la vanité des choses avec les filtres. J’ai quand même replacé la carcasse au mur, pour la déco. Voilà ma conception du temps : la décoration de l’immuable.
- Bon, mais l’heure tourne aussi sans aiguilles…
- Si tu avais entendu ce silence ! Un régal. Comme le parfum d’éternité du pain beurré, de la gelée de groseille et de la pensée désinvolte. La vengeance du bruit est venue un moment du frigidaire. Ce piètre s’est brusquement remis en charge avec un gargouillis de poitrinaire en phase terminale. Je l’ai débranché.
- Mais les denrées ?
- Balancées par la fenêtre avant qu’elles périssent. C’est tombé sur le balcon du troisième, où les Dubeuf se demandaient justement ce qu’ils allaient faire pour midi.
- Voilà le fin mot : tu refuses la modernité, tu ne veux pas vivre avec ton temps.
- Grossière erreur. Il n’y a pas plus moderne que moi. J’ai le kit complet du jeune beauf : fax, PC, portable, tout ce qu’il faut pour larguer des foutaises aux antipodes. J’ai le toaster auto-directionnel, le gratte-noeud électrique, le tire-jus à télécommande, tout. Je ne suis pas ennemi de gagner du temps, simplement je ne veux pas qu’il se fasse remarquer. Dès qu’il l’ouvre, je lui claque le bec. A quatre ans déjà j’entamais une grève de la faim pour dénoncer l’heure des repas. Sur injonction du pédopsychiatre, mes parents n’ont pas insisté. Au lycée, je refusais par principe de noter les emplois du temps. Je pouvais arriver à la demie comme au quart, faire de l’anglais en mathématiques, de la biologie en histoire. Bref je m’arrangeais toujours pour mériter la seule note parfaite, autogène, infinie : zéro, et la seule appréciation générale digne de mes compétences : Perd son temps et gâche le nôtre… Hélas, noble ami, voilà le chômeur que tu prétends guider vers sa deuxième offre d’emploi raisonnable ! Eh bien allons, fidèle Nestor, et dis-moi en chemin ton rapport personnel au temps.
- Moins offensif que le tien, fier Télémaque. Docile sans servilité. Je le prends comme il vient. S’il suspend son vol, j’embarque en douce. S’il essaie de m’enlacer dans sa corde à noeuds, je grimpe en force. D’en haut, j’observe main en visière, je ne vois en général que la plaine qui verdoie et je redescends pour dire la bonne nouvelle à tout le monde.
- Bel opportunisme ! Mais tu rates le meilleur : le tragique de l’être. Ton temps coule paisible comme une rivière normande dans les prés gras : du temps à vaches, du temps qui fait son beurre. Le mien se barre dans une gorge des Alpes, vaste retenue froide, sombre. Du temps à lignes de fond, à ombres, à cadavres exquis ; du temps qui craint son maître, qui se couche aux pieds, l’oeil aux aguets, bondit sur commande en un jet électrique : du temps pour saigner vos nuits.
- Eh ben, dis donc ! Il faudra la lui sortir, celle-là. Je ne te garantis pas que tes phrases te paieront le foie gras tous les jours, les temps sont durs. Le gars m’a dit : je veux des messages atypiques, vaguement anars, baroques, voire carrément ouf. J’ai tout de suite pensé à toi. Je précise que c’est juste un c.d.d., le temps de la campagne de pub. Mais tu peux plaire.
- En déplaisant, c’est mon art… Au fait, c’est de la pub pour quoi ?
- Une nouvelle marque de montres dans le créneau des sports de l’extrême, baston compris, testostérone de rigueur. Rien de neuf en horlogerie, tu sais, ce qui compte c’est la promo, le look et le discours. En gros il m’a dit : Je veux vendre du temps carnivore-muselé. C’est le concept. J’ai dit : j’ai votre homme, je vous l’amène demain à 10 heures. Il est 10h40.
- Traînons encore un peu. Vu le contexte, une heure de retard, c’est le minimum. Et pas question de s’excuser en entrant. Je devrais même l’appeler, tiens, lui dire que je pars à peine, qu’il n’a qu’à rouler des pelles en attendant, que je ne suis pas son esclave, son clandé ; que j’ai toujours assez de thune pour vivre comme j’aime, et que le boss qui me matera n’est pas né. Qu’est-ce que tu en penses ?
- Que tu as raison de ne jamais emporter ton portable, et bien de la chance de m’avoir comme pote aux Assedic.
Arion
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