« Prédire n’est pas expliquer. »
René Thom
« Il n’existe pas un témoignage de culture qui
n’en soit un, en même temps, de barbarie. »
Walter Benjamin
Voici la fameuse Loi n° 2008-174 du 25 février 2008 « relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental » :
http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000018162705
« A titre exceptionnel, les personnes dont il est établi, à l'issue d'un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l'exécution de leur peine, qu'elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles souffrent d'un trouble grave de la personnalité, peuvent faire l'objet à l'issue de cette peine d'une rétention de sûreté selon les modalités prévues par le présent chapitre, à la condition qu'elles aient été condamnées à une peine de réclusion criminelle d'une durée égale ou supérieure à quinze ans pour les crimes, commis sur une victime mineure, d'assassinat ou de meurtre, de torture ou actes de barbarie, de viol, d'enlèvement ou de séquestration.
Il en est de même pour les crimes, commis sur une victime majeure, d'assassinat ou de meurtre aggravé, de torture ou actes de barbarie aggravés, de viol aggravé, d'enlèvement ou de séquestration aggravé […] »
Cette loi élaborée par la ministre de la justice Rachida Dati fait suite à un cas de récidive (et, par le biais de la propagation médiatique, de « l’émotion » induite dans « l’opinion ») venant d’un pédophile relâché, durant l’été 2007. Son objectif affiché est de prévenir la récidive des grands délinquants sexuels par la mise en place du dispositif dit « rétention de sûreté ».
« La rétention de sûreté consiste dans le placement de la personne intéressée en centre socio-médico-judiciaire de sûreté dans lequel lui est proposée, de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée à permettre la fin de cette mesure.
La situation des personnes mentionnées à l'article 706-53-13 est examinée, au moins un an avant la date prévue pour leur libération, par la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté prévue par l'article 763-10, afin d'évaluer leur dangerosité.
A cette fin, la commission demande le placement de la personne, pour une durée d'au moins six semaines, dans un service spécialisé chargé de l'observation des personnes détenues aux fins d'une évaluation pluridisciplinaire de dangerosité assortie d'une expertise médicale réalisée par deux experts.
La décision de rétention de sûreté est valable pour une durée d'un an.
La rétention de sûreté peut être renouvelée, après avis favorable de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté, selon les modalités prévues par l'article 706-53-15 et pour la même durée, dès lors que les conditions prévues par l'article 706-53-14 sont toujours remplies. »
On pourra, entre autres, retrouver 2 articles copieux sur la question chez ce cher Maître Eolas :
De plus, voici l’appel lancé par 62 associations exigeant l’abolition de cette loi sur la rétention de sécurité :
http://www.contrelaretentiondesurete.fr/
Le 4 juillet dernier, lors d’une table ronde organisée dans le cadre des « Entretiens francophones de la psychologie », Robert Badinter a tenté d’interpeller psychologues et psychiatres, qui ne semblent pas s’être collectivement positionnés face à cette loi du 25 février. L’article de Sciences Humaines relatant cette intervention :
http://www.scienceshumaines.com/robert-badinter-interpelle-les-psychologues_fr_22800.html
Depuis cette table ronde, la Fédération française des psychologues et de psychologie a émis le communiqué demandant « à tous les psychologues qui seraient susceptibles d’être impliqués dans les procédures d’application de la loi du 25 février 2008 de suivre simplement leur code de déontologie et en particulier son article 19 :
Le psychologue est averti du caractère relatif de ses évaluations et interprétations. Il ne tire pas de conclusions réductrices ou définitives sur les aptitudes ou la personnalité des individus, notamment lorsque ses conclusions peuvent avoir une influence directe sur leur existence.
Le psychologue ne peut donc en aucun cas participer à une procédure contraire aux principes de base de sa déontologie, à la conception de l’homme issue de ses connaissances et à sa conception de sa propre action. »
http://www.ffpp.net/modules/news/article.php?storyid=285
La question du déterminisme s’impose comme une obsession durable du pouvoir en place. On se souvient des élucubrations d’un certain candidat à l’élection présidentielle face à un « philosophe » de compétition :
« J'inclinerais, pour ma part, à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie. Il y a 1200 ou 1300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense. »
(Pour aboutir, quelques lignes plus loin, à : « Cela dit, je pense qu'on se construit en transgressant, que l'on crée toujours en transgressant. […] Il faut qu'il y ait de l'autorité, des lois. L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression. Sans règles, pas de transgression. Donc pas de liberté. Car la liberté, c'est de transgresser. »)
Revient également ce rapport de l’INSERM de septembre 2005, « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent », prônant un dépistage très précoce des troubles comportementaux chez l’enfant, signes précurseurs d’un basculement dans la délinquance :
http://ist.inserm.fr/basisrapports/trouble_conduites/trouble_conduites_synthese.pdf
Ce même travail ayant été précédé par le rapport Bénisti en 2004 dont le fabuleux graphique situé en page 7 est ici dévoilé :
http://i469.photobucket.com/albums/rr56/fotochopette/bnisti.jpg
Plus récemment, s’imposa cette idée de prévisibilité des délits, selon des modalités moins ouvertement « scientifiques », par le truchement du fichier EDVIGE, renommé en un EDVIRSP faussement abstrait, autorisant le fichage des «personnes dont l'activité individuelle ou collective indique qu'elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique.» Les mineurs à partir de 13 ans relevant également de cette disposition.
Probabilité, potentialité, possibilité, génétique…
Il s’organise ainsi un pseudo-scientisme d’Etat dans lequel, comme le dit Badinter, les experts tiendront le rôle d’alibi. La justice, dépassant les faits et leur réparation, s’installe dans le cauchemar rassurant des « possibles », des courbes qui prolongent leur route dans l’inconnu enfin révélé, dans les intervalles de confiance. On n'examine pas un fait, on juge un Homme ; qui n’existe pas. L’Homme que l’on juge n’est plus l’Homme que l’on juge, c’est un autre Homme, celui qui commet un acte délictueux impossible à commettre. On assiste donc à l’apparition d’une peine sans délit motivée par une probabilité d’apparition du délit (aussi potentiellement grave soit-il). Deux états superposés se heurtent à l’entendement : l’individu est à la fois libre, pour s’être dans les faits acquitté de sa peine, et entravé car possiblement promis à réitérer son acte. Une sorte de mort/vivant. Cette « expérience de pensée » basique suffirait à pointer l’ineptie du dispositif, « l’immense défaite intellectuelle et morale », selon le mot de Badinter, et à le disqualifier mais c’est précisément l’acte d’élimination, sous les auspices de la science sommée de trancher, d’une personne humaine qui est à l’oeuvre.
Il y a sans doute là l’avant-garde (impulsée par des faits tragiques et validée par la gestion démagogique de l’émotion) inscrite dans la loi, d’un traitement global de la question de la norme.
Nulle nécessité de recourir aux actes d'accusation bidonnés des procès staliniens, la simple « probabilité de», la confrontation à une certaine modélisation des réponses des individus à un stimulus, à une histoire, à un milieu ou à une certaine forme de culture suffirait à activer la violence, bien réelle et légitime, de l'Etat.
Avec les « possibles », tout est possible.
(On peut également pointer ce renversement renversant de l'argument sans doute le plus opératoire dans le combat des opposants à la peine de mort aux USA ; à savoir la possibilité d'exécuter un innocent.)
Il n’est pas inutile de rappeler ces deux articles de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 :
Article 5 - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Article 9 - Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
Alors, oui, je suis potentiellement un assassin.
Je suis potentiellement un délinquant.
Je peux potentiellement troubler l’ordre public.
Je peux potentiellement être un barbare.
N.B. : Depuis l'écriture de cette note, le centre de rétention de sûreté de Fresnes est sur le point d'ouvrir (et de refermer) ses portes :
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