Je n’aime pas les films sur la guerre. Les livres sur la guerre non plus. Mais force est de constater qu’il existe des auteurs qui savent la raconter et la décrire sans passer par un sentimentalisme indigeste ou un ton moralisateur exacerbé.
Rawi Hage, dans De Niro’s Game réussit ce pari. Ce pari insensé, fou, de parler de la guerre, sans que pourtant le lecteur se sente trimballé dans du déjà-vu, du déjà-écrit.
Bassam et Georges sont deux adolescents plus ou moins livrés à eux-mêmes dans un Beyrouth écorché par les bombes. Amis et comme frères l’un pour l’autre, ils cherchent à s’évader de leur lugubre quotidien : Georges s’engage dans la milice pour enfin agir, et Bassam, lui, rêve de partir en Italie, loin du conflit.
De Niro, c’est le surnom de Georges, un surnom d’acteur qui jouerait dans un film, un surnom qui révèle la disparition des frontières entre fiction et réalité dans l’esprit de l’adolescent, un surnom en référence à un film de Michael Cimino: Deer Hunter, avec comme acteur, bien sûr, De Niro.
L’écriture elle-même part en guerre : les phrases courtes truffent le récit de détonations, les descriptions, réalistes et brutales, s’enchainent, au rythme des bombes qui tombent. Le lecteur est à Beyrouth, lui aussi. Il espère lui aussi.
Mais, De Niro’s Game est un roman sur l’amitié, autant que sur la guerre. L’amitié peut-elle durer à l’adolescence, quand les gens changent ? Peut-elle durer en temps de guerre, en temps de décisions terribles à prendre ? Peut-elle durer lorsque pour s’échapper de ce terrible quotidien, l’alcool, la cocaïne et le meurtre s’invitent dans la danse ? Rawi Hage décrit une amitié puissante, mais aussi noire, et lugubre : l’ambigüité de Georges, tout comme celle de la milice chrétienne, malsaines, violentes, rappellent constamment à Bassam qu’il est seul, et que dans cette descente aux enfers, la remontée s’appelle Paris, Rome, et se fera par bateau.
L’histoire est simple, les mots simples, brutaux, neutres. Les coups les plus bas restent longtemps de l’ordre de la suggestion, pour mieux douter de cet impossible devenu réalité.
Seules quelques comparaisons, peu légères peuvent laisser le lecteur un brin perplexe.
« Baissant la tête en signe de respect, Monsieur Samir s’était lancé dans un soliloque solennel et sans fin, digne d’un juge corrompu et d’une bande de hyènes vautrées sur le banc du jury guettant les restes d’une lionne nourrissant ses petits au pied d’un flamboyant d’Afrique. »
Les animaux, dans De Niro’s Game, ont pourtant leur place : c’est le souvenir des oiseaux chassés par les deux enfants ; ce sont toutes ces meutes de chiens abandonnés qui parcourent les rues, ce sont les hommes, aussi. Les hommes sont des chiens, pense Nabila, la tante de Georges. Bassam, quant à lui, se voit tour à tour vautour, reptile, oiseau, chien : une manière de s’échapper, mais de rester, aussi, au niveau de la boue et du danger.
La force du récit, des mots, est telle, dans le Beyrouth dévasté, que Paris paraît ensuite trop calme et trop éteint, un entre-deux, entre deux eaux. La fin du livre est plus fragile, recroquevillée, inscrite dans le recul. Paris est bien loin de Beyrouth, Paris est l’espace pour prendre de la hauteur. Bassam ne doit-il pas, d’ailleurs, y prendre l’avion direction le Canada ?
Paris, c’est aussi la résolution d’une ellipse essentielle, et la vérité sur Georges enfin découverte, peut-être. Il reste au lecteur une sensation de gâchis : Rhéa, obsédée par Georges, ce demi-frère qui n’a jamais voulu venir la voir, en oublie l’autre, Bassam, assez fidèle à son ami pour avoir fait le voyage jusqu’à Paris, jusqu’à la demi sœur de son meilleur ami.
Les héros finissent-ils toujours seuls ? La question reste sans réponse, tant le dénouement est ouvert.
De Niro’s Game est flamboyant de deuil, de silence, d’affrontement, d’abandon et de fuite, mais d’envol, aussi.
« Ils tuent les chiens ! D’un balcon à l’autre, les chrétiens se passaient le mot. Deux jeeps transportant en tout sept miliciens avaient encerclé la meute. Massacre de chien ! Boucherie canine ! A l’instant où une levrette afghane était exécutée pour haute trahison, sa maitresse chérie, à quatre pattes sur un drap de soie, soutenait son amant secret, Pierre, un peintre parisien, dans sa démarche artistique. Un épagneul cocker fuyait devant un combattant grassouillet tandis que, sur les Champs Elysées, sa maman faisait provision de filets mignons en prévision d’une soirée de débauche bien arrosée. Comme un agneau dans une histoire de loup, un berger allemand eut la gorge tranchée. Pendant ce temps, ses parents adoptifs buvaient de la bière dans une brasserie d’Europe, assis à une longue table avec une bande de gaillards qui beuglaient des chants bavarois. En raison de sa petite taille, les balles manquèrent deux fois le chihuahua ; il fut finalement abattu à bout portant, sous une voiture, alors que sa maitresse pérorait sur les origines de la soie en sirotant un expresso dans un petit salon vénitien très chic. »
De Niro’s Game, Rawi Hage, p 64.
Cet extrait est, dans un sens, très emblématique de De Niro’s Game.
L’inversion entre les animaux et les êtres humains est ici constante, comme dans le livre. La levrette afghane exécutée pour haute trahison est comme un soldat, tandis que sa maitresse, à quatre pattes, n’est plus qu’un chien. De la même manière, la trahison se situe du coté de la maitresse : trahison du chien, trahison du mari.
Le berger allemand, comparé à un agneau, est, lui, tué par le loup, c’est à dire les miliciens, des miliciens pour qui une meute de chiens est synonyme d’une troupe d’ennemis. Qui seront les prochains ennemis, après ces chiens ? Qui seront les prochains à souffrir ?
De Niro’s Game est disponible chez Denoel et d’Ailleurs.
Il fait 260 pages et est traduit de l’anglais par Sophie Voillot.
Rawi Hage, avec ce livre, a gagné des prix tels que l’Impac Dublin Literary Award ou encore le Prix des libraires du Québec.