Rares sont les livres qui parviennent à évoquer au lecteur un ensemble d’autres livres qui formeraient une sélection plus qu’honorable. C’est le cas de « Plowing the dark », septième roman de Richard Powers, lecture difficile qui m’aura fait passer par toutes les couleurs possibles et imaginables, écrivant furieusement de petites notes, entrevoyant la nécessité de relire d’autres romans rencontrés à toutes époques afin, pour certains, de comprendre ce qui se passait, pour d’autres, de comparer le traitement de thèmes similaires. Art, faux et argent comme dans « The recognitions ». Violence, terrorisme et otages au Liban comme dans « Mao II ». Dickens et la littérature pour rester sain d’esprit et se sauver lors de moments difficiles comme dans « Mr. Pip ». L’impression de se retrouver enfermé dans une réalité parallèle sans porte de sortie comme dans « Zeroville ». Les liens vont du superficiel au profond, de l’anecdotique au troublant mais enrichissent et complexifient toujours l’expérience vécue au fil des pages : « Plowing the dark » ouvre un tas de portes dans l’esprit du lecteur. Celle qui pour moi aura été ouverte la plus grande mène aux évènements de Tienanmen. Juste avant de lire ce roman, j’avais fini « Beijing Coma », le Ma Jian paru le mois dernier. Et si l’un se sert des répressions en toile de fond comme illustration d’un des thèses alors que pour l’autre il s’agit du centre même de la narration, il n’en reste pas moins quelques liens que j’espère intéressants.
Dans « Beijing Coma », Ma Jian écrit du point de vue de Dai Wei, un jeune homme plongé dans le coma : il a reçu une balle dans la tête lorsque l’armée chinoise a dégagé la place Tienanmen après un mois d’occupation et de protestation au départ estudiantines. Alors que sa mère s’occupe de lui à la maison – puisqu’il était proche des leaders étudiants dont il organisait le service d’ordre, les hôpitaux ont reçu de la police l’ordre de ne plus lui octroyer de soins – il repasse dans sa tête sa vie entière jusqu’à l’instant fatidique. Fils de « droitiste » rééduqué durant la révolution culturelle et réhabilité du bout des lèvres par Deng, il grandit auprès de sa mère qui insiste pour qu’il ne se mêle pas à la politique autrement qu’en louangeant l’action du parti. Le retour au foyer de son père, homme brisé et fini, ne fait que le convaincre du pathétique de l’action politique. Il ne se rend alors pas compte que le crime de son père n’était autre que celui d’être, tout simplement : il n’avait jamais pris part à quelque manœuvre remettant en cause la direction de la république populaire. C’est justement lorsque, à l’adolescence, Dai Wei se trouve au prise avec le système étatique chinois qu’il commence à prendre conscience que l’on peut être puni pour le simple fait de vouloir exister en tant qu’être humain. A la suit d’un incident particulièrement humiliant, qui finit par le mettre à la merci d’une brute dans un commissariat de police, commence son propre périple sur les traces de son père – tout d’abord réelles lorsqu’il visite la région où il a été détenu, apprenant au passage l’incroyable cruauté de l’époque Mao ; plus métaphoriques ensuite lorsque ses découvertes changent sa façon de voir son avenir et le mettent vis-à-vis de sa mère dans la position paternelle de celui qui ruine sa vie.
« Plowing the dark » est un livre divisé entre deux narrations de prime abord distinctes : le travail sur la réalité virtuelle d’une équipe d’artistes et d’informaticiens convaincus d’ouvrir une nouvelle voie pour le monde et le récit des années en tant qu’otage d’un irano-américain au Liban entre 1988 et 1990. Quel rapport avec la Chine – et avec « Beijing Coma »? Dans une scène capitale du livre de Powers, les petits sorciers de la RV se retrouvent devant des écrans de télévision à regarder les premiers jours des protestations étudiantes chinoises. Enthousiasmés par ce qu’ils voient et sous le poids de leur conviction de l’importance de la mission qu’ils accomplissent devant leurs ordinateurs, ils en viennent à se demander si ce n’est pas leur travail sur la réalité virtuelle qui aurait un effet sur le monde extérieur et aurait ainsi déclenché le mouvement estudiantin, tel un papillon qui bat des ailes ici déclenche un ouragan là-bas. De fait, il y a chez eux la conviction que leur travail permettra de changer le monde réel. Le point commun le plus évident entre les deux romans est d’abord de présenter deux groupes – étudiants, chercheurs – luttant pour un changement de fond. Dans les deux cas, on nous raconte l’espoir, la volonté et d’illusion. Mais tout ça n’est que ressemblance superficielle : si les personnages de « Plowing the dark » pensent voir dans leur travail ainsi que dans la chute du mur de Berlin et les protestations chinoises la promesse de l’inéluctable fin de l’histoire, les étudiant chinois ne pensent pas en ces termes : s’ils font partie de l’Histoire, l’écrivant même peut-être, il n’y a aucun doute chez eux qu’il ne s’agit que d’un chapitre de celle-ci. Des deux côtés, les désirs étaient utopiques et la fin du rêve provoqua le dur, très dur retour à la réalité. Mais chez Ma Jian ce retour prend la forme de la mort, de la torture, des disparitions et de la nécessaire adaptation des jeunes à un pays qui a clairement fait comprendre que le changement ne serait jamais que celui décidé par les dirigeants, tandis que chez Powers la fin de l’utopie n’est que la fin d’un projet : protégés au point de se permettre de croire que l’histoire était sur le point de se terminer, les personnages connaissent un atterrissage nettement moins rude que ceux de Ma Jian, car ne consistant qu’à se réveiller à la réalité extérieur. On notera l’habileté de Powers : c’est le début de protestations de Tienanmen qui fera croire aux chercheurs qu’ils ont un pouvoir ; c’est la répression qui les entraînera vers la réalisation que leur travail n’a aucune application concrète.
Finalement, Powers parle d’un monde où l’on peut se permettre le luxe de l’abstraction et où les dépenses a priori inutiles prévalent (la richesse est telle que la possibilité de perte n’est pas un réel problème) alors que Ma Jian, lui, évoque une réalité concrète, dure et d’autant plus désespérante qu’on s’est permis de rêver. Cette différence est, je pense, reflétée formellement dans les deux romans. « Beijing Coma » est écrit simplement, directement, en restant très terre à terre. Le message s’adresse clairement au plus grand nombre, il s’agit de raconter ce qu’il est impossible de raconter (les évènements de juin 1989 sont tabou en Chine). En fait, le livre est plutôt mal écrit et son efficacité repose entièrement sur le poids émotionnel de ce qui y est raconté. Par contre, Richard Powers est un écrivain qui brille par sa maîtrise de la langue, la force et la pertinence de ses métaphores. Ses livres sont des expériences qui se jouent dans l’abstraction, le sens est à découvrir, à reconstruire. Powers peut se le permettre. Le passé de Ma Jian et l’histoire qu’il veut raconter ne lui permet pas : même s’il s’avérait capable de s’élever à la hauteur de Powers, on peut penser qu’il ne le ferait pas parce que ceux à qui il veut rendre justice sont toujours dans un combat concret – une forme plus sophistiquée ne fonctionnerait sans doute pas.
Avant de conclure, il faut quand même préciser que les deux romans ne se limitent pas à ce que j’ai essayé de développer ici. « Plowing the dark » approche aussi les thèmes que j’ai mentionnés au tout début et il y aurait en plus beaucoup à dire de l’articulation entre le récit de la réalité virtuelle et celui de l’otage au Liban. C’est là qu’on trouve les pages les plus émouvantes dans un livre certes pas aussi froid et cérébral qu’on veut bien le dire mais où l’émotion ne vient qu’après la digestion de la réflexion philosophique et scientifique de l’auteur. En ce qui concerne « Beijing Coma », le récit ne s’arrête pas au quatre juin 1989. Les souvenirs de Dai Wei sont interrompus par l’intrusion régulière dans ses pensées de bribes du monde extérieur. Il en tire un portrait de la Chine d’après, celle qu’il ne connaît pas de première main – un peu comme Ma Jian, exilé depuis 1987 – mais qu’on pourrait résumer en un « plus les choses changent, moins elles changent » : la relative ouverture économique fait vivre un certain nombre de personnes mieux qu’avant mais n’a pas permis de changer réellement un Etat brutal et meurtrier. A ce titre, les derniers chapitres sont lumineux.
« Plowing the dark » est un livre brillant écrit par un des grands écrivains américains actuels. Sa lecture est une expérience exceptionnelle qui, pourtant, ne satisfait pas autant que celle de « The echo maker ». Peut-être parce qu’il décrit ici un monde fukuyamesque, inconnu de nous, vieux de près de vingt ans et déjà absurde alors que son dernier roman – peut-être le meilleur livre post 09/11 à ce jour – nous est plus proche – humainement parlant, mais surtout dans l’expérience décrite. « Beijing Coma » touche finalement plus, remporte l’adhésion alors que c’est un livre littérairement inférieur. Les évènements et les états d’esprit décrits sont tout aussi éloignés temporellement mais nous semblent bien plus réel : la réalité virtuelle est morte, pas la République populaire de Chine.
Richard Powers, Plowing the dark, FSG, $15.00
Ma Jian, Beijing Coma, Flammarion, 23€