Histoire de la folie à l'âge classique

Publié le 30 septembre 2008 par Anonymeses

Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Coll Tel Gallimard, 1972

Un livre imposant, plus de 660 pages dans la pagination de Gallimard, pour lequel je vous propose une entrée en matière. Foucault décrit un grand retournement dans les dernières années du XVe siècle : la substitution du thème de la folie à celui de la lèpre dans l’imaginaire occidental. Dans l’économie symbolique du monde de la Renaissance, la folie apparaît comme l’expérience primaire de classement du monde. La folie, le fou deviennent des personnages majeurs dans la littérature, la peinture. Les anciennes léproseries sont reconverties en maisons d’internement.

 Extraits

P 18 – 20 « À la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît du monde occidental. Dans les marges de la communauté, aux portes des villes, s'ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter, mais qu'il a laissées stériles et pour long temps inhabitables. Depuis le Haut Moyen Age, jusqu'à la fin des Croisades, les léproseries avaient multiplié sur toute la surface de l'Europe leurs cités maudites. Depuis un siècle déjà, le pouvoir royal avait entrepris le contrôle et la réorganisation de cette immense fortune que représentaient les biens fonciers des léproseries. »

« Le relais de la lèpre fut pris d'abord par les maladies vénériennes. D'un coup, à la fin du xve siècle elles succèdent à la lèpre comme par droit d'héritage. On les reçoit dans plusieurs hôpitaux de lépreux… Une nouvelle lèpre est née, qui prend la place de la première… Et pourtant, ce ne sont pas les maladies vénériennes qui assureront dans le monde classique le rôle que tenait la lèpre à l'intérieur de la culture médiévale. Malgré ces premières mesures d'exclusion, elles prennent place bientôt parmi les autres maladies. Bon gré, mal gré, on reçoit les vénériens dans les hôpitaux… le mal vénérien s'installe, au cours du XVIe siècle, dans l'ordre des maladies qui demandent traite ment. »

« En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un phénomène fort complexe, et que la médecine mettra bien longtemps à s’approprier. Ce phénomène, c'est la folie. Mais il faudra un long moment de latence, près de deux siècles, pour que cette nouvelle hantise, , qui succède à la lèpre dans les peurs séculaires, suscite comme elle des réactions de partage, d'exclusion, de purification qui lui sont pourtant apparentées d'une manière évidente. » 

P 76 «  Le classicisme a inventé l'internement, un peu comme le Moyen Âge la ségrégation des lépreux; la place laissée vide par ceux-ci a été occupée par des personnages nouveaux dans le monde européen: ce sont les « internés ». La léproserie n'avait pas de sens que médical; bien d'autres fonctions avaient joué dans ce geste de bannissement qui ouvrait des espaces maudits. Le geste qui enferme n'est pas plus simple: lui aussi a des significations politiques, sociales, religieuses, économiques, morales. Et qui concernent probablement certaines structures essentielles au monde classique dans son ensemble…

P 79 En quelques années, c'est tout un réseau qui a été jeté sur l'Europe. »

Ce que Foucault appelle le grand renfermement (chapitre 2, p 67-110) est la réorganisation du monde classique autour de la folie. Un décret, celui du 27 avril 1656, ordonne la peur et l’expérience de la folie. Ce décret, c’est celui par lequel sont réunis sous une administration commune - l'Hôpital général - plusieurs établissements hospitaliers de Paris. Il s’agit d’empêcher la mendicité et l'oisiveté, de répondre au problème du chômage, comme source de tous les désordres, c’est la première étape d’une politique nationale, globale d’enfermement.

 Extraits

P 74 « Dans son fonctionnement, ou dans son propos, l'Hôpital général ne s'apparente à aucune idée médicale. Il est une instance de l'ordre, de l'ordre monarchique et bourgeois qui s'organise en France à cette même époque. Il est directement branché sur le pouvoir royal qui l'a placé sous la seule autorité du gouvernement civil. … Cette structure propre à l'ordre monarchique et bourgeois, et qui est contemporaine de son organisation sous la forme de l'absolutisme, étend bientôt son réseau sur toute la France. Un édit du Roi, daté du 16 juin 1676, prescrit l'établissement d'un «Hôpital général dans chacune ville de son royaume ». Même si elle a été assez délibérément tenue à l'écart de l'organisation des hôpitaux généraux - de complicité sans doute entre le pouvoir royal et la bourgeoisie- l'Église pourtant ne demeure pas étrangère au mouvement. Elle réforme ses institutions hospitalières, redistribue les biens de ses fondations; elle crée même des congrégations qui se proposent des buts assez analogues à ceux de l'Hôpital général. Vincent de Paul réorganise Saint-Lazare, la plus importante des anciennes léproseries de Paris. »

 P 90 « L'internement, ce fait massif dont on trouve les signes à travers toute l'Europe du XVIIe siècle, est chose de« police ». Avant d'avoir le sens médical que nous lui donnons, ou que du moins nous aimons lui supposer, l'internement a été exigé par tout autre chose que le souci de la guérison. Ce qui l'a rendu nécessaire, c'est un impératif de travail. »

 L’Hôpital général est une solution neuve, inventée au XVIIe siècle.

P 92 « C'est en tout cas une solution neuve: la première fois qu'on substitue aux mesures d'exclusion purement négatives une mesure d'enfermement; le chômeur n'est plus chassé ou puni; on le prend en charge aux frais de la nation, mais aux dépens de sa liberté individuelle. »

P 93 « Dans toute l'Europe, l'internement a le même sens, si on le prend, du moins, à son origine. Il forme l'une des réponses données par le XVIIe siècle à une crise économique qui affecte le monde occidental dans son entier: baisse des salaires, chômage, raréfaction de la monnaie, cet ensemble de faits étant dû probablement à une crise dans l'économie espagnole »

P 108 « L'internement est une création institutionnelle propre au XVIIe siècle. Il a pris d'emblée une ampleur qui ne lui laisse aucune commune dimension avec l'emprisonnement tel qu'on pouvait le pratiquer au Moyen Âge. Comme mesure économique et précaution sociale, il a valeur d'invention. Mais dans l'histoire de la déraison, il désigne un événement décisif: le moment où la folie est perçue sur l'horizon social de la pauvreté, de l'incapacité au travail, de l'impossibilité de s'intégrer au groupe; le moment où elle commence à former texte avec les problèmes de la cité. »

par Frédérique