Des os et de l’oubli, de Claude Favre
Issu d’un ensemble intitulé Autopsies (1), ce texte fait
saillir d’emblée ce que Guillevic qualifiait de Ventre d’insecte un peu
géant / Avec des pieds à travers tout (2) et des noms viennent aussitôt à
l’esprit : Rwanda, ex-Yougoslavie, Tchétchénie, Irak, liste non
exhaustive, hélas – et ce d’autant plus nettement que Claude Favre n’hésite pas
à appeler un rat un rat.
Cela dit, au long de ce qui peut se lire comme une unique phrase démembrée en
blocs, ne sont adoptés ni l’angle d’une compassion dénonciatrice ni celui d’une
neutralité de dissection, même si les deux pronoms personnels utilisés (nous
et, surtout, on) renvoient à des instances censées se tenir à
distance : sur le terrain on autopsie les fossés, faut dire qu’on est
des spécialistes Au contraire, toute position d’extériorité est exclue, la
parole ne pouvant être que contaminée par l’innommable : ça
entraille sous la peau ou le cadavre sort par la langue, c’est quand
même une histoire vraie Reconnaître, c’est-à-dire tenter de désigner par
des mots (et chacun sait que l’identification – contre l’oubli, justement –
constitue l’une des tâches principales dans les circonstances évoquées),
s’effectue en fait par l’expérience d’une écriture qui sape et fonde en
même temps – des fois, raclés, à parler parler criblés, à parler on
s’invente – et ce double mouvement périlleux rappelle ces mots de Roger
Munier cités récemment par Emmanuel Laugier : « expérience vient du
latin experiri, éprouver. Le radical est periri, que l’on
retrouve dans periculum, péril, danger, etc. » (3).
Bref, comme l’écrit Fred Griot en introduction sur publie.net :
« c’est du lourd. la poésie n’impacte que si elle est de poids.»,
une telle conception présentant le risque d’une surcharge pondérale par excès
de pathétique, voire de pathologique plus ou moins simulé – tendance qu’Hortense
Gauthier désignait il y a peu par cette rhétorique autistique de soi, du soi
se cherchant par ruminations de micro-motifs singuliers (4). Heureusement,
l’écriture de C. Favre évite ces écueils, au moins grâce à deux de ses composantes
: d’une part, une scansion qui sait garder l'énergie de l'oral mais s'en
démarque par un travail tranchant, une pesée des mots qui fait que le
texte, s’il (s’) emporte indéniablement malgré ses heurts (5), ne se laisse pas
griser pour autant par cette lancée et en vient souvent à s’arrêter sur
lui-même – c’était quoi l’idée au départ – cassant ainsi ce qui pourrait
finir par ne tourner qu’en rond; d’autre part, face à ce ressassement
obsessionnel des figures de la mort, régulièrement désigné par des termes sans
équivoque (on s’empêtre ; le tournis), tout ce qui
contribue à l’enrayer, à le laisser en suspens (et le lecteur avec), en
recourant à un humour ambivalent car subtilement mêlé au tragique : dans
les fossés s’emmêler les couteaux ; et pour le coup on sait plus
très bien s’il faut ou tenir ou tirer la langue comme l’homme la parle ;
des fois, on est sur les dents ; bouger les petits doigts, comme
des amants A cette veine-là pourrait être rattachée la thématique, présente
ici et dans d’autres textes du même auteur, de la danse (qui n’est donc pas que
macabre) comme une façon de se décaler face à l’insoutenable – comme
au bal des débutantes – et, au-delà, tension vers une altérité qui permette
d’échapper à la répétition mortifère : un monde de premier rendez-vous
on attend
Manifestement, C. Favre tente ainsi de résister à ce que Valère Novarina
appelait l’état cadavérique du langage (6), celui où il joue – comme le
charnier – son rôle de massification, d’anéantissement de toute singularité,
phénomène qu’elle exprime sans détour – et ça grouille dans la langue,
c’est que la langue, ça pourrit quand ça sort pas – d’où son écriture
d’autant plus vive qu’elle ne peut pas oublier la mort en elle.
Contribution de Bruno
Fern
1. Ensemble qui comprend également, dispersés çà et là sur
le Net, les textes suivants : Le cadavre c’est
désordre, Sang.S, Encreux,
et ici est la
rose, ici il faut danser
2. Les charniers, in Exécutoire,
Gallimard, 1947.
3. Revue l’animal, Le Simple / Philippe Lacoue-Labarthe, n° 19-20, 2008.
4. Sur
le site libr-critique
5. Comme si l’écriture était sans cesse contrariée, devant forcer le passage
dans la langue, ce qui se traduit par des ruptures, des omissions, voire des
mots amputés : oublier la vie, c’est pas, très vraisemblable, mais de
travers, c’est très possible ; la langue comme l’homme la, comme
l’homme fait et toujours, et encore des fois on sait plus ; des
fois on gâche le temps, à se trompe de fossés
6. Entretien
avec Pascale Bouhénic,
documentaire, 42’, 1996.
Des os et de l’oubli, suivi de par métathèse du
–r- sous l’influence de mots comme bougre, Claude Favre, juillet 2008, PDF,
15 pages. Téléchargement proposé en zone risque de publie.net,
5,50 euros