Si j'ai mal, qu'est-ce que cela peut te faire ? Et si tu as mal, qu'est-ce que cela peut me faire ?
Ce n'est pas si simple. Si la douleur physique n'est qu'un état biochimique, le sujet atteint n'a donc qu'à consulter le personnel soignant. Toute autre démarche serait nettement incongrue.
Entre la massue préhistorique (à l'action imprécise et mal proportionnée au résultat escompté) et la quinine, entre celle-ci et toute la pharmacopée actuelle, que peut dire le philosophe ? Mais sa fonction n'est-elle pas de donner du sens à ce qui paraît en manquer ? Et de déjouer les faux sens ?
C'est là que la réflexion peut s'engager. En effet, faut-il même souhaiter... ne souffrir jamais ?
La douleur physique a un sens positif, qui est de m'ancrer dans le monde au lieu de l'oublier ou de le rêver. mais voici que les difficultés se font jour : je puis comprendre que des douleurs m'amènent à consulter le médecin, qui peut diagnostiquer une maladie évolutive et freiner une issue gravissime ; mais il se trouve que certaines maladies fatales ne préviennent pas, alors que certains petits "bobos" peuvent être très douloureux.
Et puis, certaines douleurs peuvent être considérées comme induites par la société, ou au contraire comme censurées par celle-ci. Hier le bourreau, aujourd'hui le psychologue clinicien agissent sur douleurs et souffrances. De même, ce n'est que très récemment que l'on s'est avisé, dans les hôpitaux français, de la nécessité impérieuse de traiter chez l'opéré non seulement le mal, mais aussi la douleur (pompe à morphine).
Et voici donc le problème : ne nous fait-on pas croire que la douleur est le prix à payer pour faire naître, pour exister soi-même, et enfin pour survivre (à la faim, à la maladie, etc.) ? Et on devine aussi l'articulation possible entre douleur physique et souffrance "morale".
Car d'une part, c'est l'état moral qui donne à la douleur toute sa virulence ; ainsi, le jeune garçon apprend précocement à ne pas pleurer devant la douleur physique alors que cela reste autorisé par exemple devant un deuil ; et iml en va différemment de la fillette, qui peut même, en cas de besoin, faire usage de ses larmes pour entraîner quelques décisions utiles.
Et d'autre part, c'est bien le niveau moral qui donne son sens à la douleur ; le malade au stade terminal éprouve la perte du sens de ses douleurs, dès lors que l'évolution inéluctable le mène au néant ; ou, s'il ne croit pas au néant, pourquoi expier cette transmigration ? (le péage, là encore ?)
On peut donc alors trouver du sens à la compassion ; compatir au triste destin du héros tragique, c'est pâtir soi-même tel qu'on s'est représenté dans une situation extrême, avec la vie pour enjeu. Compatir à et avec autrui, c'est se mettre à sa place, et tenter l'impossible, qui serait de partager sa souffrance, comme pour l'atténuer.
Il y aurait, à partir de cela, deux chemins à explorer :
Le "Mal du siècle", mieux nommé par les Allemands Weltschmertz (souffrance cosmique ?), véritable décalage entre le monde historique et soi-même, comme en exil permanent ; et le stress en serait la figure contemporaine.
La Passion du Christ, comme divine compassion en même temps qu'invitation à compatir avec toute la douleur sévissant dans le monde humain.
D'où les difficultés de l'optimisme, et les impasses de l'optimisme. Impasses ? Vous avez dit "impasses" ? Peut-être pas. Car il y a diverses sortes d'optimismes. Non seulement s'attacher fermement à croire et à faire comme si le pire n'était jamais certain, plutôt que de croupir dans une désespérance plutôt fadasse. Mais un pas décisif pourrait être de vouloir dépasser les événements de tous ordres en les intégrant hors de notre seul intérêt.
Etre plus fort que ce qui nous arrive, c'est un beau défi ; et passer de la compassion (sublime autant qu'impossible) à la collusion avec la marche du monde, c'est passer d'un égocentrisme puéril à un courage adulte.
Et cela pourrait s'appeler... être stoïque.