On peut considérer la mort avant tout comme un phénomène naturel, et plus précisément comme le terme apparemment inéluctable de l’existence de tout être vivant (à l’exception notable de la plupart des bactéries, qui sont potentiellement immortelles). Sous cet aspect biologique, la mort de l’être humain ne se distingue en rien des autres morts. Mais l’homme semble en outre être le seul être vivant à avoir conscience de sa future mort.
Cette conscience a pour conséquence selon certains le tragique, selon d’autres l’absurdité de l’existence humaine. En outre, si nous savons que nous allons mourir, nous ignorons ce que nous devenons précisément dans la mort, ou plus simplement ce qu’est la mort, qui n’est alors pour nous qu’un néant, soit provisoire car seulement dû à notre ignorance de ce qu’elle est (si elle est quelque chose que nous ignorons), soit définitif (si la mort n’est en effet rien) ; de ce néant résulte sans doute la plus universelle des angoisses de l’être humain, qui fera tout pour l’éviter.
De fait, les hommes ne se privent pas de « combler » ce néant qu’est la mort, de lui « donner corps » de multiples manières, comme s’ils ne pouvaient accepter l’idée que la mort n’est définitivement rien, comme si faire de la mort « quelque chose », même de terrifiant, était finalement plus supportable, car moins angoissant, que d’accepter qu’elle n’est rien. Ainsi, parler du trépas comme d’un « repos » (éternel) ou de la tombe comme d’une dernière « demeure » nous rend la mort pour ainsi dire plus vivante, moins angoissante en tout cas.
Pareillement, les innombrables représentations du « domaine des morts » (notamment le paradis et enfers sous leurs diverses formes) nous aident peut-être à nous faire de la mort une idée somme toute rassurante : l’angoisse de la mort comme néant n’est-elle pas pire que la crainte de l’enfer, surtout si cette crainte peut être atténuée par l’espoir du paradis ?
Certains philosophes ont en effet montré que la « peur de la mort » n’est au fond que la peur de n’être plus rien. On peut alors interpréter les multiples formes religieuses de la « survie de l’âme » (enfer, purgatoire et paradis dans les religions monothéistes notamment) comme des expressions de l’angoisse du néant qu’est la mort et par conséquent de l’espoir qu’il y a « quelque chose » après la mort (ce qui n’empêche d’ailleurs pas que ces croyances puissent être vraies).
De même, les divers récits de résurrection (celles, miraculeuses, des évangiles par exemple) ou les témoignages modernes d’« expérience de mort imminente » au cours desquelles une personne dit avoir vu la mort (la grande lumière au bout du tunnel…) peuvent-ils être considérés comme des dénégations de la mortalité complète de l’homme (mortalité de son corps et de son esprit ou de son « âme »). On peut enfin associer à ces tentatives pour fuir l’angoisse de la mort le fantasme de l’immortalité, de l’élixir d’immortalité des alchimistes à la cryogénie moderne (mal comprise).
Au bout du compte, toutes ces représentations de la mort n’ont sans doute rien de philosophique si l’on pense que le philosophe doit, dans sa grande lucidité, accepter l’idée que la mort n’est, pour les vivants au moins, qu’un néant. Mais alors, comment penser philosophiquement la mort ?
En termes philosophiques, la question de la mortalité ou de l’immortalité de l’âme ou de l’esprit est celle du conflit entre dualisme et matérialisme : tous deux supposent généralement que le corps, étant matériel, est mortel. Mais les dualistes pensent que l’âme est immatérielle, et certains ajoutent qu’à ce titre elle peut échapper à cette mortalité du corps, en s’en « détachant » lorsqu’il meurt. Les matérialistes considèrent eux que l’homme n’est que corps, que son âme n’est que cerveau. Ils diront donc, avec Savinien Cyrano de Bergerac (le vrai) :
Une heure après la mort, notre âme évanouie
sera ce qu’elle était une heure avant la vie.
Laissant de côté la mort elle-même comme étant du domaine de « l’impensable », une philosophie de la mort peut également envisager celle-ci indirectement, « en creux », c’est-à-dire par l’examen de ce que représentent la mort ou les morts pour les vivants. Et c’est alors la valeur que nous accordons à la vie et aux vivants, et la manière dont nous les pensons, qui détermineront notre philosophie de la mort : si le meurtre constitue pour presque tous l’action la plus immorale qui soit, c’est parce que nous accordons à la vie la plus haute valeur.
Et si certains considèrent que l’avortement, l’euthanasie, la peine de mort ou le
suicide sont bel et bien des assassinats, c’est encore en fonction d’une certaine idée qu’ils se font de la vie et l’homme vivant.
De même, ce que représentent les morts pour les vivants conditionnera notre position sur le « respect des morts » et notre jugement
moral sur ce qui nous semble manquer à ce respect, en parole (une personne qui vient de mourir essuie rarement des critiques) ou en acte (la violation de sépulture soulève souvent une vive
indignation chez le « grand public »). Pourtant, chacun ou presque accordera que les morts eux-mêmes ne souffrent aucunement de ces offenses… D’où l’on peut conclure avec Jean Cocteau
que
le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants.
Si la vie est ce qui vaut le plus, « donner » sa vie (son bien le plus précieux) c’est-à-dire la sacrifier, pourra représenter une forme ultime du bien, de l’héroïsme, d’où le culte religieux (notamment chrétien et musulman) des martyrs (même si la probabilité d’aller au paradis atténue peut-être la valeur du sacrifice), mais aussi le « culte laïc » des soldats ou des résistants « morts pour la Patrie », c’est-à-dire pour l’intérêt collectif, idéal républicain s’il en est.
Ce n’est donc pas parce que la mort n’est rien pour nous, les vivants, que nous n’avons rien à en dire…