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Terre amère

Publié le 29 septembre 2008 par Nicole Guichard

9/3 mémoire d'un territoire
Documentaire de Yamina Benguigui (France, 2008). 90 mn. Inédit
Sur Canal plus-Lundi 29 septembre 20h50
La mémoire est magique, fluctuante, réinventée, affective, logée au fond du coeur autant que de l'esprit. Qui perd la mémoire perd son identité. La terre aussi a une mémoire. En explorant le passé du 93, Yamina Benguigui rend l'histoire de son territoire à une génération reléguée, révoltée, qui, en novembre 2005, a levé le poing sans même avoir conscience de s'inscrire dans une épopée. Celle d'une terre d'immigration où se sont sédimentés les souvenirs de générations d'ouvriers, où ont mûri des colères, où les graffitis rageurs des plus jeunes recouvrent sur les murs ceux de leurs grands frères.

Je suis à 100% avec les émeutiers, affirme la réalisatrice, juste étonnée que la révolte n'ait pas éclaté plus tôt. Car son film est à charge : pour elle, le département a toujours été le laissé-pour-compte des politiques. Ces trois semaines d'insurrection sont donc le point de départ de son film. Au tout début des événements, elle présente son précédent documentaire consacré aux discriminations le Plafond de verre dans un cinéma du Quartier latin. Des CRS déboulent dans la salle, à la recherche d'agitateurs. On se bouscule, on crie. Un éclat de voix perce le brouhaha : Tahya le 93 !, Que vive le 93 ! Yamina Benguigui y décèle un écho à une scène finale de la Bataille d'Alger, de Gillo Pontecorvo, dans laquelle une femme s'écrie : Que vive l'Algérie !. Le lien entre ces deux cris était l'appartenance à la terre, dit-elle. La réalisatrice décide donc de défricher l'histoire de la Seine-Saint-Denis et de construire une tragédie en trois actes, allusion aux trois semaines d'émeutes.
L'acte I /l'Arrière-cour de Paris, historique, s'ouvre au milieu du XIXe siècle. Paris sera la Ville lumière, dont l'air ne peut être obscurci par les fumées des usines. Les activités industrielles sont donc installées dans la plaine au nord-est de la capitale. De petits paysans enfilent des blouses d'ouvriers et s'entassent dans des baraquements entre lesquels leurs enfants jouent dans des flaques crasseuses. On meurt du manque d'hygiène, on meurt de travailler. Les usines de phosphate, de vernis et de colles sont des mouroirs qui aspirent une main-d'oeuvre venue de plus en plus loin. On y parle polonais, espagnol. Les apprentis verriers ou soudeurs des photos sont souvent des enfants au regard sérieux. Dès la fin du siècle, des bras venus des colonies viennent trimer à leur tour.
En 1954, l'abbé à cape et béret noir lance son appel en faveur des mal-logés. Il faut construire vite et pas cher. Le concours Million vise à abaisser le coût de construction d'un logement à un million de francs de l'époque, soit 1500 petits euros. Les architectes doivent rogner sur tout. Les grands ensembles en carton-pâte grimpent vers le ciel. L'utopie d'une vie collective se heurte à de nombreux écueils, notamment le manque de routes et de transports en commun, qui permettraient de ne pas souffrir d'un enfermement contraint. L'enclavement sera à l'origine de la ghettoïsation. Dans les années 1960, l'immigration s'accélère. Pour endiguer l'agitation qui gagne les Antilles, de jeunes travailleurs sont incités à venir s'installer là; les rapatriés d'Algérie viennent grossir les rangs. En 1964, la Seine-Saint-Denis naît : le département portera le numéro 93, celui de l'ancien département de Constantine. Les trois quarts des villes votent à gauche.
L'acte II /Chronique d'un ghetto annoncé, plus militant, raconte la désindustrialisation à marche forcée : les usines sont délocalisées en province; les habitants au chômage vivent bientôt entre les friches. Pour la réalisatrice, le phénomène est volontaire. «Il y avait un bureau spécial de la délocalisation pour la Seine-Saint-Denis. C'est une décision politique. Et c'était avant le premier choc pétrolier.» Histoire d'affaiblir ces possibles communards à la porte de Paris ?
L'acte III /Espoir et Désespoir entérine le naufrage. Montée des incompréhensions entre habitants, montée de la violence. L'espoir mis dans le retour d'activités économiques, qui en fait ne profitent qu'aux autres : les entreprises n'embauchent pas dans le 93, un vivier pourtant.
Comme à l'accoutumée, avec une évidente tendresse pour ceux qu'elle a rencontrés, Yamina Benguigui laisse s'épanouir les témoignages, gardant même à l'image ce qui relève d'ordinaire du hors champ. Des saynètes touchantes, pépites humoristiques, qui donnent à son film une épaisseur humaine. Grand Corps Malade, Elodie Bouchez ou Jamel Debbouze... : le documentaire s'achève sur les visages des personnalités issues du département. Histoire d'affirmer résolument que, dans cette ancestrale cour des Miracles, un prodige est encore possible.Cécile Deffontaines-Le Nouvel Obs-N°2290
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