Il y a de la vie derrière Millet, Angot et Abecassis. Les romancières qui monopolisent les médias en ce mois de rentrée littéraire savent-elles que palpitent derrière l’écho de leurs vacarmes médiatiques de véritables perles ?… Des romans pour de vrai, de grandes œuvres aux plumes aussi jeunes que, déjà, pourtant, superbement maîtrisées. La rentrée littéraire ne vaut-elle d’ailleurs pas que par les talents qu’elle aide à mettre au monde, pépites rendues par la marée, petits joyaux dont on s’empare avec gourmandise et ce plaisir de la surprise, d’une très bonne surprise. À côté de cela, Catherine, Christine et Eliette, usurpatrices premières de la classe, ne brillent que d’un éclat bien petit et si terne.
On espère seulement que les prix de l’automne n’iront pas à celles-là mais à des écrivains comme Jean-Baptiste Del Amo, jeune auteur – 26 ans - d’un premier roman bon à couper le souffle. Une plume au classicisme assumé et parfaitement dompté sert une histoire dense, prenante, originale (même si l’on pense ici aux Liaisons dangereuse, là au Parfum, ailleurs à d’autres grands romans) : celle de Gaspard, jeune paysan ayant fui Quimper pour connaître dans le Paris du XVIIIe siècle une ascension digne d’un Rastignac.
Sur une année, nous suivons l’itinéraire insolite de ce bouseux devenu courtisan au prix de sacrifices certes consentis mais pas moins difficiles, sinon abjects. Il rencontre d’abord Lucas, du bas peuple comme lui, avec qui il travaille à charrier du bois dans la Seine. Mais l’ambition le ronge et Paris a déjà entamé en lui sa gangrène. Il franchit le fleuve, entité pour lui anthropophage, comme la cité : «Gaspard avait eu la certitude que Paris le happait, l’ingérait sans qu’il pût s’extraire de son labyrinthique estomac» (p.224). Du côté des faubourgs cossus, où il entre comme apprenti chez un maître perruquier, il rencontre son destin sous les traits d’Etienne, noble libertin qui le fascine d’emblée. Mais… «Si envoûtant que fût Etienne de V., son appel était celui du vide» (p.116)…
Car Etienne est un Pygmalion vampire, un être dangereux. À trop vouloir lui ressembler, Gaspard fait le choix du soufre. D’une rive à l’autre du fleuve, le jeune homme connaît la misère et l’abandon, l’ascension et la splendeur, la prostitution dans les bouges de Montmartre et un commerce non moins compromettant auprès d’aristocrates concupiscents et tout à fait prêts à l’entretenir : hétaïre aux traits mâles, il se vend, s’annule pour monter…
Dès lors, le seul défaut du roman est son titre, trop fade quand l’histoire et le style, eux, sont tellement envolés ; et peut-être, aussi, sa quatrième de couverture, qui s’attarde sur Etienne quand tout ici, tourne autour de Gaspard, être complexe, torturé, avide, hanté des fantômes de son bercail (Quimper, le temps de courts paragraphes, ramène comme une mauvaise bile le souvenir de ses origines à cet enfant assoiffé d’avenir) et de ce qu’on n’appelle pas encore des névroses…
L’écriture opère comme un charme, fluide mais cisaillée, jouant avec maestria de l’organique. Car tout est chair ici : Paris est un organisme soumis au métabolisme des saisons, avec ses odeurs, sa chaleur et ses crasses ; Gaspard est un autre ventre dans cette histoire. Tout y est ventre, gouffre, absorption, métamorphose, destruction, plaie, lieu à la fois du plein et du vide, terrible vide, souffrance aiguë et jouissance ineffable.
Assurément, Jean-Baptiste del Amo a devant lui une grande et belle œuvre. On se le souhaite.
Thomas Roman
Source : http://www.parutions.com/index.php?pid=1&rid=1&srid=121&ida=9931