Je suis un grand amateur de café, sous toutes ses formes, mais plus que tout en petit noir. Serré. J’ai besoin de mon espresso en fin de repas sans quoi il me manque quelque chose. Le rituel est toujours le même, immuable. Je prends un morceau de sucre que je casse en deux et j’en laisse délicatement glisser une des moitiés à travers la mousse qui surnage. Je la regarde doucement s’enfoncer avant de sombrer puis je touille avec ma petite cuiller. En amateur éclairé mais fainéant, j’achète mon café en dosettes. Plusieurs crus en fonction de mes humeurs. Et la touche finale, le morceau de chocolat, noir bien sûr, pour parfaire ce délicieux moment. Noir très amer quand le café est doux, noir agrémenté de fines lamelles d’amandes et d’orange quand le café est plus fort. Un mélange de saveurs et une explosion de plaisir auxquels je ne pensais pas être prêt à déroger. Mais la vie est parfois pleine de surprises ...
Un jour, j’ai rencontré Almina dont je suis tombé amoureux fou. Nous avons d’abord joué au jeu de la séduction. Puis nous nous sommes découvert quelques points commun … et enfin nous nous sommes mis en ménage (je vous fais la version courte parce que nous avons mis neuf longs mois à nous apprivoiser avant qu’elle ne vienne habiter chez moi.
Almina aime comme moi le café, mais elle n’aime pas mon café. Parce qu’elle a, elle aussi, un rituel immuable qu’elle déroule tous les jours. Elle se prépare un café et en boit une petite gorgée ; elle fait alors tourner trois fois le contenu de la tasse dans le sens des aiguilles d’une montre, puis cinq fois dans le sens anti-horaire, puis à nouveau deux fois dans le sens horaire. Sans en faire tomber une seule goutte sinon elle doit tout recommencer. Elle se lève et verse délicatement le café surnageant dans l’évier pour reposer la tasse sur sa sous-tasse et regarder dans le marc qui apparait dans le fond. Parce qu’Almina, ma douce princesse orientale, est née à Istanbul et qu’il y a à boire et à manger dans son café. Turc. Et parce qu’Almina, outre un sourire à faire se damner un saint et un corps de déesse, a un don qui se transmet de mère en fille depuis plusieurs générations : elle lit l’avenir dans le marc de café.
Moi aussi, je riais avant, comme vous. C’est tellement plus facile de se moquer de ce qu’on ne comprend pas. Je riais jusqu’à ce fameux après-midi où je m’apprêtais à rentrer chez moi après avoir passé le week-end chez elle.
Elle m’a servi un de ses immondes cafés puis a suivi son rituel habituel. J’ai bu quelques gorgées et elle m’a retiré la tasse des mains, a fait tourner le café restant dans les différents sens, l’a vidé dans l’évier puis a reposée la tasse sur la sous-tasse verte ornée de motifs géométriques dorés. Et elle a regardé dans le marc. Longtemps. Intensément. Je me souviens comme il remontait en flammèche sur l’intérieur de la tasse. Et elle s’est mise à pleurer. De plus en plus fort. Elle s’est précipitée dans mes bras en me priant de rester encore avec elle cette fin d’après-midi de juillet, de ne pas partir, pas maintenant). Elle m’a dit qu’elle voyait la mort, que je ne devais pas prendre le métro. Elle a répété que je ne devais pas partir. Elle a tellement insisté qu’elle a réussi à me faire peur.
Je suis resté avec elle cette nuit là.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, les informations à la radio ont annoncé l’attentat meurtrier qui avait eu lieu la veille sur ma ligne habituelle. A l’heure où j’aurais dû être dans le métro.
Depuis cet épisode, j’ai fait une croix sur mon rituel et sur mon délicieux espresso quand Almina est avec moi. Je bois alors quelques gorgées de son immonde café turc. Sans carré de chocolat. Juste pour qu’elle puisse vérifier dans le marc de ma tasse que tout ira bien.
Et j’ai ramené ma machine à dosettes au bureau. Dans ce café il n’y a pas de marc, donc pas d’avenir mais il y a beaucoup de plaisir. Ca serait quand même dommage de m’en priver…
[ Ecriture sur photo pour les fanes de carottes]