L’une des grandes forces du sarkozysme, et l’une de ses chances, repose dans ce que l’on pourrait appeler, avec la pédanterie qui s’impose en période de rentrée universitaire, la labilité médiatique.
Organisée selon une structure de glissement perpétuel, la sphère médiatique permet aux soutiers du Barnum sarkozyste de se rouler dans le grotesque le plus absolu sans courir grand risque: un clou chasse l’autre, les données se dissolvent, les stupidités proférées se vaporisent dans l’accumulation incessante des dépêches. Une doxa générale s’établit (untel est nul, untel est fort), mais le maelstöm soigneusement entretenu rend difficile une critique précise et garantit ainsi une certaine forme d’impunité à la médiocrité de ceux qui nous gouvernent.
Mais grâce à son Grenier bien fourni, Le Grand Barnum entend contribuer à remettre au jour les déclarations honteuses des uns et des autres, et à bâtir une galerie de portraits non plus visuels, mais, si l’on peut dire, intellectuels.
Eric Woerth, phormidable soutier du barnum sarkozyste, s’offre comme un sujet de choix!
Car dans un univers sarkozyste et enchanté, où la crise mondiale —telle un nuage nucléaire bien connu— contourne une France que sa gestion impeccable met à l’abri de tout soubresaut, il vaut la peine de s’interroger sur les capacités intellectuelles véritables des soutiers qui prétendent diriger le bateau ivre de l’économie nationale…
Précisons d’emblée que toutes les citations présentes dans cet article sont malheureusement authentiques.
J’ai en effet profité des vacances pour réécouter un certain nombre de podcasts stockés pour la bonne bouche au cours de l’année. Le 24 juin dernier, Eric Woerth, ministre du budget, était interviewé pendant une heure et demi à la matinale de France Culture. Il y donnait toute la mesure de son talent et de sa personnalité vraiment très attachante.
Eric Woerth, bourgeois athlétique, uvéisé et fier de la place qu’il occupe dans le monde, est un homme qui exprime des idées moyennes à l’aide d’un vocabulaire plutôt pauvre, d’une gouaille de café du commerce et d’une syntaxe proche de celle d’un étudiant Erasmus chinois en première année de français-langue étrangère (FLE, pour les ignorants).
Fier d’appartenir au parti d’un président qui a les deux pieds dans le réel et, par conséquent, ne “s’enferme pas dans sa tour de Pise” (qui est en ivoire, comme chacun sait), M. Woerth a parfois un peu de mal à saisir le sens des questions retorses qui lui sont posées par Olivier Duhamel. Mais il sait mettre de l’ironie dans son discours et, en orateur hors pair, donner à sa voix un ton rieur lorsqu’il reconnaît, triomphant, “je suis un peu difficile de comprendre les choses”.
Passons sur les silences gênés de ses interlocuteurs, auxquels il faut reconnaître une élégance véritable (que je ne revendique pas pour ma part), celle qui consiste à ne pas appuyer là où ça fait (trop) mal. Et venons en au coeur de l’interview : la question du pouvoir d’achat, et celle du budget.
Au lendemain du lancement de la campagne de pub des hommes pressés du pouvoir d’achat, Olivier Duhamel interroge, en Usbek un rien ironique, le brave ministre, pour lui demander ce qu’est, en définitive, le pouvoir d’achat.
Apprenez donc que, d’après M. Woerth, le pouvoir d’achat est ce qui permet de “prendre plaisir à vivre“. Et on ose dire que les membres du gouvernement sont bas de plafond !
En logicien solide, M. Woerth fonde le reste de son argumentation sur cette définition brillamment bégayée. Et il brode.
Il faut, nous apprend-il, “dire aux jeunes que plus ils travaillent, plus ils construisent du pouvoir d’achat”. Quels jeunes ? Les 210 000 diplômés qui travaillent gratuitement dans des pseudo-stages (qui sont en réalité de vrais emplois déguisés), avec pour seul salaire l’espoir d’un CDD de deux mois à 1300 € bruts ? Non, M. Woerth, la véritable question n’est pas celle de la construction du pouvoir d’achat (il est évident que le travail en produit), mais celle de sa destination.
Le travail produit du pouvoir d’achat, et permet donc de “prendre plaisir à vivre”. Mais pour qui en construit-il et à qui fournit-il ce merveilleux agrément ? S’agit-il de celui qui travaille, ou de celui qui profite de son travail ? Ouh là, n’embrouillons pas le ministre qui est si “difficile de comprendre les choses”…
À partir de là, M. Woerth va nous livrer sa petite philosophie budgétaire. Elle tient dans cette déclaration :
tout l’argent qui va dans l’public, c’est d’l'argent qui va pas dans l’privé, et tout l’argent qui va pas dans l’privé, c’est d’l'argent qui s’échappe.
En somme, pour le ministre du budget, le budget de l’État, c’est de “l’argent qui s’échappe“. Mais qui s’échappe d’où? Mais du privé, cher monsieur. Mais c’est aussi de l’argent du contribuable que nous parlons, non? Il faudrait qu’il aille dans le privé? Ouh là, tu m’embrouilles, “je suis un peu difficile de comprendre les choses”…
Cher citoyen, sache donc que ton ministre du buget pense que l’argent qu’il budgète est de l’argent gâché.
Le ton est donné.