La vie rêvée des vestes

Par Nanne
Laissées-pour-compte - Robert Bober
(Folio n° 4561)


"C'était il n'y a pas très longtemps. Mais c'était il y a bien trente ans. Plus peut-être. Oui, en y pensant cela devait faire un peu plus. Mais à peine puisque c'était dans un temps dont certains se souviennent encore. C'est d'ailleurs par eux que nous est parvenue l'histoire de "Prince de Galles", "Grain de poudre" et "Velours de laine"".
Bienvenue dans l'atelier de M. Albert, rue de Turenne dans le IIIème arrondissement de Paris. Ces trois vestes et les autres confectionnées dans l'atelier doivent leur nom de baptême à Madame Léa - la femme de M. Albert -, qui se charge de nommer chaque vêtement de chaque collection. Et en cette année 1949, la nouvelle collection portera les noms des chansons préférées de Madame Léa.
Seulement, comme chaque année, il arrivait dans la collection que des vestes ne soient jamais vendues, parce que non commandées par les revendeurs. Elles restaient ainsi, accrochées à leur
patère et finissaient leur existence de vestes dans la remise. C'est le cas de nos vestes qui n'attirent pas les regards des clientes. Mais ces trois vestes abandonnées sur leur portant à leur triste sort d'invendues ont un don. Elles se souviennent. Certes, elles ne seront sans doute jamais des modèles convoités. Soit. Mais elles seront dotées d'une voix intérieure leur permettant de se parler, d'échanger et - surtout -, de raconter. ""Prince de Galles", "Grain de poudre" et "Velours de laine" allaient donc débuter dans la vie parlée. Jusque-là, installées dans leur isolement, devenues presque invisibles puisque pesonne ne s'avisait plus de leur présence, elles observaient l'atelier. Des sons leur parvenaient, mais d'où venaient-ils".
Première étape dans leur nouvelle vie : la transformation de l'amertume d'être laissées-pour-compte en un privilège. Car, que deviennent les vestes quittant le confort de l'atelier ? Elles partaient vers une autre vie, inconnue, dans un endroit que tout le monde à l'atelier nommait la rue, la ville et dont aucune ne revenait. Comme elles sont attentives au moindre mot, à la moindre discussion, elles enregistrent toutes les expressions utilisées dans l'ateleir de M. Albert. Paroles d'hier et d'aujourd'hui, d'espoirs, de sentiments et d'existence. Et ces trois vestes, très perspicaces, sont intimement persuadées qu'elles sont désignées pour transmettre l'histoire de ceux qui leur avaient donné la vie. "Elles écoutèrent les histoires qui tenaient compagnie : des histoires de guerre et des recettes de cuisine, des histoires de bal du dimanche et des histoires de ciel bleu et du temps qu'il faisait. Des histoires de mariage, de photographies de vacances à Berck-plage, des histoires de grève et de carnets scolaires et de prix des légumes et la couleur des voitures et celles de l'arc-en-ciel et l'histoire du lapin sortant d'un chapeau".

Avec l'arrivée de la morte-saison, nos trois vestes connaîtrons les affres de l'émigration et seront emportées par le tourbillon des soldes estivales. Une occasion, pour elles, de partir enfin à la découverte de la ville et de la rue, d'une vie nouvelle et pleine de péripéties, ailleurs qu'à l'atelier. Une vraie vie de veste. Une chance pour elles d'apprendre le monde et se qui se vit à l'extérieur.
Nos trois vestes de "Laissées-pour-compte" de Robert Bober sont aussi vivantes que des personnages de roman. Elles éprouvent des sentiments humains au travers de leurs aventures et de leurs découvertes tels que la joie, la peine, la peur, le plaisir, l'angoisse, l'émotion ou encore la mélancolie. Si elles jouent sur la gamme des sentiments, il n'y a pas que cela dans ce joli roman. Au détour d'une page, d'un paragraphe, on retrouve le décor des music-hall d'avant et d'après-guerre, avec les vedettes de l'époque et leurs airs à la mode. Sans vraiment le vouloir, on se revit l'atmosphère de Bobino, de l'Alhambra, de l'ABC ou du Bataclan.
On se promène sur les scènes de théâtres parisiennes comme La Renaissance, Le Gymnase, Les Nouveautés ou encore Les Variétés. On passe du registre de Sacha Guitry à celui d'Anton Tchékhov. On assiste à des projections de vieux films dans de non moins vieux cinémas parisiens aux noms surrannés et mythiques, le Max-Lynder, le Rex, l'Astor, le Gaumont-Théâtre.

"Laissées-pour-compte" est un livre rafraîchissant, gai, coloré et optimiste alors qu'il raconte des
histoires que l'on subodore difficiles, dures, éprouvantes pour la plupart des personnes humaines du roman. Tout n'est que supposé, instillé sans jamais être clairement affirmé. C'est un roman rempli d'humanité, de chaleur et de souvenirs émouvants. Et on se prend à fredonner quelques chansons entre les pages ...