Champollion : "dÉfense et illustration" de l'art Égyptien

Publié le 27 septembre 2008 par Rl1948
   Dans le cadre de ces textes rédigés par Jean-François Champollion le Jeune qui méritent qu'on s'y arrête tellement ils sont importants et dans le domaine de l'art, et dans celui de la littérature parce qu'y passe un souffle proche du romantisme historique cher à Chateaubriand ou à Michelet, sans oublier cette part de pamphlet qu'il sait si bien exprimer, je vous propose aujourd'hui, ami lecteur, de larges extraits de cette première Lettre au duc de Blacas dont j'ai déjà eu l'occasion de vous entretenir dans un article consacré à l'avancée des recherches philologiques de notre Figeacois, ces derniers mardis de septembre.
   Ce document me semble primordial dans la mesure où il constitue un remarquable plaidoyer, mais aussi un implacable réquisitoire contre tous ceux qui, à l'époque, prônaient l'hégémonie totale de l'art grec sur celui de l'Egypte.
 
   En est-il autrement de nos jours ? ... Le débat reste ouvert. Pour la petite histoire, je rappelle simplement que cette lettre date d'août 1824 !
   Monsieur le Duc,
   La protection éclairée dont le Roi a honoré les études égyptiennes et mes constants efforts à les rendre fructueuses pour l'histoire, a imposé de nouveaux devoirs à mon zèle, et l'a soutenu aussi dans la perquisition persévérante des notions positives que l'examen des monuments peut encore permettre de recueillir, afin de recomposer, s'il est possible, le tableau des hommes, des opinions et des événements contemporains de la primitive civilisation.
   Vous avez partagé, Monsieur le Duc, et ces vues élevées et l'intérêt tout particulier qui s'attache à de telles recherches. Familiarisé avec les plus belles productions des arts de la Grèce et de Rome, vous avez accueilli, avec un égal empressement, celles du peuple illustre qui les devança dans toutes les épreuves de l'organisation sociale, qui les dota de sa propre expérience dans toutes les institutions civiles, religieuses et politiques, et qui, s'organisant comme pour lui seul, laissa néanmoins de grands exemples à tous les autres.

   (...) Je vous devais, Monsieur le Duc, le premier hommage de l'exposé des recherches dont ce musée m'a fourni la précieuse occasion; veuillez me permettre de vous l'offrir dans une suite de Lettres dont le sujet doit embrasser les divers genres de monuments.  
  
(...) L'histoire de l'art en Egypte était inséparable de celle de ses rois; les mêmes monuments témoignent à la fois pour l'une et pour l'autre. (...) C'est seulement dans le Musée Royal de Turin, au milieu de cette masse de débris si variés d'une vieille civilisation, que l'histoire de l'art égyptien m'a semblé rester encore entièrement à faire. Ici tout montre que l'on s'est trop hâté d'en juger les procédés, d'en déterminer les moyens, et surtout d'en assigner les limites.

   La théorie créée par Winckelmann (1) , et professée de nos jours d'après l'unique autorité du maître, n'a été fondée que sur la vue d'une très petite série de monuments réunis par le hasard, sans choix comme sans distinction, dans les musées de l'Italie, dont on s'est empressé de peser les mérites avant d'en connaître  ni le sujet, ni l'époque, ni la destination primitive. 

   (...) L'ensemble des statues provenant de la collection Drovetti prouve surtout, contre l'opinion générale, que les artistes égyptiens ne furent point tenus d'imiter servilement un petit nombre de types primitifs en donnant aux personnages qu'ils devaient représenter, soit dieux, soit simples mortels, cette figure de convention, et toujours la même, dont il a plu à un examen superficiel de supposer l'existence obligée.

   (...) Mais si, dégagés de toute prévention trop exclusive en faveur de l'art grec, nous mettons à l'épreuve les préceptes de Winckelmann par un examen impartial des têtes de ces mêmes statues si semblables d'ailleurs par leur pose, nous resterons frappés de l'extrême variété des physionomies (...) soit dans la coupe de l'ensemble, soit dans les formes de détail. On chercherait vainement à retrouver parmi elles ce prétendu type obligé, sur lequel les sculpteurs égyptiens devaient, dit-on, et conformément aux lois, modeler tous leurs ouvrages.

  Toutefois, la plupart de ces têtes présentent entre elles, quant à la disposition générale des traits, une certaine analogie, cette sorte d'air de famille que l'on verra également empreint dans les ouvrages de tout autre peuple comparés entre eux. Ce n'est pas là non plus l'effet de l'adoption définitive d'un type convenu : cette ressemblance dans l'ensemble des têtes provient de ce qu'en Egypte comme ailleurs, les artistes s'efforçant d'imiter les formes qu'ils avaient perpétuellement sous les yeux, les têtes de leurs statues durent porter les traits caractéristiques de la race égyptienne; (...) d'où il résulte que l'on a dû porter des arrêts contraires à la raison comme à l'équité, toutes les fois que l'on a voulu juger l'art égyptien en prenant pour terme d'appréciation ou de parallèle l'art des Grecs, c'est-à-dire celui d'un peuple totalement étranger à l'Egypte. Si l'on s'étonne enfin de ne point remarquer dans les statues égyptiennes, ces formes gracieuses ou sublimes que le ciseau des Grecs sut imprimer au marbre le plus précieux comme à la matière la plus commune, c'est qu'on oublie sans cesse que les Egyptiens cherchèrent à copier la nature telle que leur pays la leur montrait, tandis que les Grecs tendirent et parvinrent à l'embellir et à la modifier d'après un style idéal que leur génie sut inventer. (...) Ainsi les têtes humaines de la collection Drovetti sont en général d'une très bonne exécution, et plusieurs d'entre elles d'un style grandiose, plein d'expression et de vérité. L'on n'observe dans aucune ce visage mal contourné, cette face presque chinoise que Winckelmann regardait comme le caractère des statues véritablement égyptiennes. Il reste donc à expliquer comment il put arriver, et le fait est incontestable, que ces belles têtes, dont le travail est si fin et si soigné, se trouvent pour l'ordinaire placées sur des corps d'une exécution en général très faible et très négligée.

  Cette singularité si frappante d'abord pour le curieux qui, pour la première fois, parcourt le musée de Turin, ne me paraît qu'une conséquence naturelle du principe fondamental qui présidait à la marche de l'art égyptien. Cet art, comme je l'ai avancé ailleurs  (2), semble ne s'être jamais donné pour but spécial la reproduction durable des belles formes de la nature; il se consacra à la notation des idées plutôt qu'à la représentation des choses.

   La sculpture et la peinture ne furent jamais en Egypte que de véritables branches de l'écriture. L'imitation ne devait être poussée qu'à un certain point seulement; une statue ne fut en réalité qu'un simple signe, un véritable caractère d'écriture; or, lorsque l'artiste avait rendu avec soin et vérité la partie essentielle et déterminative du signe, c'est-à-dire la tête de la statue, soit en exprimant avec fidélité les traits du personnage humain dont il s'agissait de rappeler l'idée, soit en imitant de manière forte et vraie la tête d'un animal qui spécifiait telle ou telle divinité, son but était dès lors atteint.

   (...) Il sortira, je l'espère du moins, de cette masse imposante de statues, de stèles, de bas-reliefs, de tableaux peints, une théorie de l'art égyptien fondée enfin sur des faits bien observés, et l'on appréciera, peut-être, avec un peu plus d'équité qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les efforts persévérants d'un peuple qui, jetant les premiers fondements de la civilisation humaine, entra le premier dans la carrière des arts, et construisit de superbes temples à ses dieux, érigea de majestueux colosses à ses rois, dans le temps même que le sol de la Grèce et celui de l'Italie (...) étaient couverts de forêts vierges encore, et n'étaient parcourus, de loin en loin, que par quelques hordes de sauvages.

   (...) Désormais les antiquités égyptiennes ne seront plus recueillies seulement comme de simples objets de curiotsité. (...) Ces restes de l'existence d'un grand peuple prendront enfin le rang qui leur est dû, et formeront ainsi le premier anneau de la chaîne des monuments historiques.      
  

(1) Johann Winckelmann (1717-1768), archéologue allemand qui professa l'indiscutable suprématie de l'art grec sur celui de n'importe laquelle des civilisations antiques. A ses yeux, le but de l'art était la beauté, l'expression de l'idéal et non pas du réel.
A l'époque de Champollion, les théories de Winckelmann avaient encore force de loi.
Et actuellement ? ...
(2) Dans le Précis du système hiéroglyphique des anciens Egyptiens, Chapitre IX, § 11, p. 364, qu'il venait de publier la même année 1824.
Remarque : ce que J.-F. Champollion appelle Lettre, ici la première des deux seules qu'il adressa au Duc de Blacas, son protecteur, est en fait une sorte de rapport circonstancié de ses activités au "Museo Egizio" de Turin qui, sur le Net, à l'adresse que j'ai indiquée ci-dessous, correspond à 92 pages imprimées.  
(http://books.google.be/books?id=flwWAAAAYAAJ&pg=PA1&lpg=PA1&dq=Lettre+%C3%A0+Monsieur+le+duc+de+Blacas&source=web&ots=bYH90OsbJa&sig=SWRy_j5ECafD0txpI4-GdGZYEU0&hl=fr&sa=X&oi=book_result&resnum=5&ct=result)