Dans ce recueil de trois nouvelles, Kafû entraîne le lecteur dans un univers où la poésie et la rêverie sont inépuisables. Par petites touches subtiles, dispersées mais ô combien prégnantes, il nous conte la joie des plaisirs de la vie, le bonheur des digressions mais aussi combien il est difficile d'entrer dans l'ère du Japon moderne.
"En eau peu profonde" relate la préparation d'une fête pour le retour de l'étranger d'un ami. La discussion tourne autour de la manière d'organiser la réception: dans une auberge traditionnelle ou dans un hôtel à l'occidentale? D'emblée, le filigrane de la nouvelle apparaît: la fissure grandissant chaque jour entre l'Ancien Temps et l'appel de la modernité. Chacun y va de sa proposition, de son idée: est-il vraiment nécessaire de respecter la tradition des réceptions pour les départs comme pour les retours? Ne sera-t-il pas pénible pour l'ami revenant d'un séjour en Occident de s'asseoir à la japonaise sur les tatamis? Les interrogations fusent, s'emmêlent, s'annulent et finissent par amorcer un débat sur les plaisirs de la vie, sur la façon de se divertir et surtout sur la nécessité de se faire plaisir en se divertissant! Mais l'appétit immense de plaisir n'est-il pas du libertinage? D'ailleurs le libertinage est-il une attitude négative? Après tout, est-ce péché que d'aimer prendre du plaisir tant auprès de geishas qu'autour d'une bonne table? Une complainte débute alors: aujourd'hui il n'y a plus moyen de s'amuser réellement, la débauche et le libertinage n'ont plus la saveur délicieusement suave et parfumés d'antan! Kafû, chantre du quartier des plaisirs, offre alors à son lecteur son érudition des textes anciens et cite à plaisir les poèmes chinois et classiques....un vrai régal surtout lorsque l'on sait qu'il fut un "viveur", un noceur impénitent et qu'il fréquenta jusqu'au bout les danseuses d'Ajasusa!
Dans "Feu d'artifice", Kafû met en avant, de manière très délicate et diffuse, la fameuse affaire Kôtoku. Ce dernier fut le pionnier du socialisme japonais dont le nom est attaché au complot de haute trahison de 1910 entraînant son arrestation puis son exécution par le pouvoir en place: ce prétexte fut-il utilisé par ce dernier pour se débarasser enfin d'un empêcheur de tourner en rond? Toujours est-il qu'à cette époque, les intellectuels japonais, les écrivains comme Kafû se turent malgré la honte éprouvée par ce silence. Le militant du droit du peuple, du suffrage universel et de la démocratie parlementaire s'éteignait, laissant un vide et un horrible silence. Kafû, distille les allusions aux manifestations du peuple pour un droit plus égalitaire dans un contexte des plus anodins: le tapissage des parois des placards! Sous le prosaïsme des gestes d'un quotidien banal, il laisse vagabonder sa mémoire et ses réflexions sur les évènements politiques du Japon qui s'ouvre, lentement mais sûrement, à la modernité.
"C'était une de ces journées couvertes, quand la saison des pluies approche enfin de son terme. Un vent frais agitait sans trêve le store de ma fenêtre." (p 29) La saison des pluies, propice à l'évasion de la grisaille grâce aux souvenirs, scande la réminiscence du narrateur.
Dans "Interminablement la pluie", le narrateur, retiré du monde en raison d'une santé fragile, reçoit une lettre d'un ami cher, ami qui entretient une liaison, en tout bien tout honneur, avec une joueuse de shamisen. Il lui a construit une maison nommée "Pavillon des Billets Galants" et se plaît à y jouer les maîtres de cérémonies.
Nous sommes à la saison des pluies, saison redoutée par le narrateur car propice aux maladies et fièvres, saison où les vêtements chauds ne sont pas superflus. Le début de l'automne lui envoie des souvenirs heureux, ceux des plaisirs anciens qui sombrent peu à peu dans l'oubli. "Les temps ont changé. Quand on vit des temps où même garçons et fillettes de bonne maison s'engagent avec frénésie dans les mouvements de lutte contre l'alccol et le tabac, aspirer encore à la netteté d'un plateau à tabac épousseté chaque matin, songer à la bonne âpreté d'un thé vert, à l'exact degré d'un saké bien chauffé et à d'autres désirs du même ordre, n'est-ce pas devenu un comble de stupidité?" (p 46) Oui, les temps changent en ce début de XXè siècle pour le Japon féodal, celui d'Edo. Il est difficile pour certains, attachés aux traditions japonaises, d'entrer de plein pied dans l'ère moderne sans être empreint d'une douloureuse nostalgie.
Au fil du récit, Kafû écorne certaines traditions tels que le mariage arrangé (auquel il fut contraint lui aussi) ou encore le manque de liberté d'expression et d'être. C'est qu'il a goûté à la liberté lors de son séjour en France et il n'est guère aisé d'oublier ce confort au retour. "Interminablement la pluie" est la nouvelle où Kafû laisse vraiment libre cours à ses rêveries et surtout à son érudition extraordinaire, érudition qui transporte le lecteur dans les délices de la poésie classique, des images sublimes et subtiles sur les plaisirs de la chair mais aussi ceux de la contemplation du monde. La relation entre Le Maître du Pavillon-des-Billets-Galants et la jeune joueuse de shamisen qu'il souhaite éduquer à l'ancienne, est le prétexte à regretter, une fois encore, le passé d'une époque sur le point de s'achever. L'ancien et le moderne, une partition éternelle sur laquelle la nostalgie du passé côtoie une relative fascination pour le devenir. La nostalgie vient-elle de la vieillesse qui voit d'un oeil désespéré la jeunesse devenir de plus en plus lointaine? Ou vient-elle d'un monde que l'on n'a guère envie de quitter pour entrer dans un autre dont les repères sont à modeler?
Il ne se passe pas grand-chose, du moins en apparence, en surface, dans ces trois récits. On pourrait avoir l'impression d'une interminable et insipide divagation des souvenirs. Or, Kafû est tout sauf inodore, transparent et sans saveur: il berce, délicieusement, son lecteur au rythme particulier de la marche de la mémoire, au rythme sensible des mots et des images, au flot, tranquillement vagabond, des poèmes et de la pluie qui, même si elle tombe à torrent, ne submerge pas l'espace. Il fait défiler un Japon qui se cherche encore, écartelé entre Hier et Demain avec un Aujourd'hui d'où les repères sont absents. Pour se raccrocher au temps qui passe, la mémoire est là et soutient l'esprit enclin à la dérive. Kafû exprime aussi l'espoir de plus grande liberté d'agir et de penser, loin de toute obédience à quoi que ce soit; la liberté de la plume et des idées serait une bouffée d'oxygène extraordinaire pour l'écriture japonaise! Le silence des hommes de lettres japonais lors de l'affaire Kôtoku explique-t-il l'envie de retraite loin du monde du narrateur du recueil, narrateur qui est le double de Kafû: pourquoi rester dans le monde lorsque l'on n'y participe pas aux cris de "banzaï"? Le regarder de chez soi et méditer sur le Japon passé et à venir? Peut-on regarder disparaître le Japon d'autrefois, celui du monde des plaisirs sans avoir envie, par mille et un petits détails, d'éphémères images et ambiances intimes, de fugaces bruits de pluie clapotant sur les toits, sur le sable des allées, de le faire revivre et aimer? C'est ce beau voyage que le lecteur fait en lisant, empreint d'un halo de nostalgie, ce recueil de nouvelles...à déguster et savourer lentement!
Récits traduits du japonais par Pierre Faure