"Le rapport à l'histoire est déterminant"

Publié le 27 septembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Ancien diplomate, géographe, Michel Foucher revient sur les récents événements de Géorgie et évoque deux autres conflits latents, le Haut-Karabakh et la Transnistrie

La Croix : Pourquoi des frontières bougent-elles encore sur le continent européen ?

Michel Foucher : Si l’on observe les trois derniers cas, le Kosovo, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, on constate que deux facteurs ont fortement joué. Il y a la volonté d’un groupe à forte identité ethno-linguistique de ne pas être une minorité dans un État nouvellement créé, la Serbie dans un cas, la Géorgie dans les deux autres. Mais ce changement de statut, qui se traduit par la création d’une frontière internationale, ne devient possible que si un parrain l’impose : les États-Unis pour le Kosovo, la Russie pour l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Washington et Moscou ont recherché d’abord un gain stratégique.

Les États-Unis ont aujourd’hui une base militaire importante à l’est de Pristina. Quant à la Russie, elle va pouvoir maintenir des milliers de soldats au sud de la ligne de crête du Caucase. Vu du Kremlin, il y a aussi d’importants intérêts économiques à promouvoir. L’Ossétie du Sud est le grand bazar du Caucase ; l’Abkhazie concentre des intérêts immobiliers extrêmement importants sur ses 200 kilomètres de côte le long de la mer Noire. Récemment, en Serbie, la Russie avait déjà favorisé l’indépendance du Monténégro pour y promouvoir ses intérêts dans l’immobilier et l’industrie du jeu. On ne s’en rend pas compte, mais quand on vit au Nord, comme à Moscou, on a besoin d’un Sud.

Les petits peuples seraient-ils voués à être manipulés ?

Non, car dans les trois cas, ils se sont exprimés et le changement va dans le sens de leur aspiration. Les Abkhazes et les Ossètes demandaient à être détachés de la Géorgie. Et tout à coup, le grand frère russe leur a donné raison. Il ne faut pas oublier qu’ils avaient dû faire face à une politique ultranationaliste de la Géorgie, au temps du président Gamsakhourdia, tout de suite après l’indépendance, tout comme les Kosovars ont subi la politique de Milosevic. Nous sommes en fait à une période où l’opinion et les dirigeants sont très attentifs au droit des minorités. Ainsi, Bernard Kouchner dit comprendre le refus des Ossètes et des Abkhazes de vivre au sein de la Géorgie. C’est cohérent avec sa position sur le Kosovo.

Comment éviter une poursuite de la fragmentation, de minorités en minorités ?

La question, c’est : quelle nation veut-on promouvoir ? ethnolinguistique ou politique ? Le rapport à l’Histoire est déterminant. C’est une référence clé de la vie politique intérieure et de la diplomatie. Un des risques qu’il porte est la victimisation, car en se posant comme victime de l’Histoire, on s’octroie un droit à la revanche. Mais les dérives ne sont pas inéluctables. Dans de nombreux cas, les récentes évolutions en Europe n’ont pas donné lieu à des dérapages, que l’on pense aux pays Baltes, à la scission de la Tchécoslovaquie, à l’Ukraine…

Quels sont les autres conflits latents en Europe ?

Dans le Caucase, il y a le Haut-Karabakh, un territoire à majorité arménienne mais située en Azerbaïdjan, objet d’une guerre de 1988 à 1994. Les Arméniens l’ont emporté et occupent 10 % du territoire de leur voisin, qui paraît tenté par une revanche militaire. Mais l’Arménie a le soutien de la Russie, de l’Iran et de sa diaspora, et Moscou pourrait profiter du moindre faux pas de l’Azerbaïdjan pour y reprendre son influence.

Aux frontières de la Roumanie et de l’Ukraine, il y a aussi la Transnistrie, tout petit territoire peuplé d’un quart de Russes, un quart d’Ukrainiens, et une moitié de Moldaves, avec de nombreux mariages mixtes ! Elle a fait sécession en 1990. Or, c’est un nœud ferroviaire important. Il s’y trouve l’essentiel des grandes entreprises de Moldavie – notamment d’armement –, des centrales électriques, et une forte présence de l’armée russe.

Pour Moscou, ce conflit latent permet d’obliger la Moldavie à rester neutre et à ne pas rentrer dans l’Otan, d’assurer un contrôle de revers sur l’Ukraine et d’avoir un œil sur la Roumanie, que les États-Unis considèrent comme leur nouvelle base avancée en direction du Moyen-Orient. Enfin, il y a la Crimée, donnée par Khrouchtchev à l’Ukraine en 1954, mais qui était russe depuis deux siècles. Certes, la Russie a reconnu l’Ukraine dans ses frontières de 1991 et ne peut pas faire machine arrière. Mais le sentiment de la population locale lui permet d’entretenir une guerre de propagande, au cas où.

Source du texte : LA CROIX