L’exercice risque d’être périlleux. Ecrire sans mémoire. Ecrire avec son cœur.
Je n’ai aucune mallette menottée au bras de mon fauteuil, pas de microfilms, de photographies, de listes, de notes, de graphes, de cartes à l’intérieur qui pourraient me dire tout ce que je m’apprête à dire. Juste le livre, posé à ma gauche, couverture d’un orange violent, texte imprimé médiocrement sur du papier de basse qualité ; livre fermé à peine corné, que j’ai soigneusement et avidement lu il y a deux mois, avant qu’il paraisse (ce sont les épreuves non-corrigées, l'objet final a au contraire de la gueule). J’ai repoussé longtemps le moment d’en parler, parce qu’il m’a secoué d’une part, parce que, d’autre part, je n’avais pas le temps de prendre le temps de tourner les phrases dans un sens qui me convienne, des phrases d’un texte de critique forcément émue, qui puisse rendre compte de l’émotion justement qu’a suscité la lecture de ce livre, de sa force d’évocation, et des éventuelles réserves que je pourrais émettre afin de ne pas le hisser tout haut réellement meilleur roman français lu depuis des lustres. Mais le mot « critique », qui suscite régulièrement des commentaires dans les couloirs électroniques de la blogosphère littéraire me dérange pour la simple et bonne raison que je n’ambitionne pas y coller. Depuis le lointain début où je m’interroge sur les livres que je lis, il s’agit plutôt pour moi de relater des expériences de lectures, de les croiser avec d’autres, de construire une bibliothèque et un parcours en son sein, de tenter quelques fois de dégager des lignes de réflexions que l’on pourrait poursuive ensuite si on le désire ou juge seulement judicieux, et au fond, de se forger une identité par les livres, et plutôt que de chercher voire donner à lire une vérité qui me mènerait au bout, donc au-delà (qu'y a-t-il après la vérité, si l'on accepte que celle-ci soit fondée ?), je préfère creuser le doute et l’intranquillité, tenter de me tenir en retrait afin d'observer et d'interroger et penser que rien n'est accessible. C’est donc tentant d’être un interrogateur intranquille que je lis, et non en juge intransigeant. Evidemment, il se pourrait que cela mène à une seule et même chose (quelle différence entre la vérité et le doute sinon probablement un point de vue, une posture existentielle ou une crise de foi), mais il me semble que le chemin qui y mène soit bien différent, et qu’il sera jamais envisageable d’affirmer que l’une ou l’autre manière puisse être meilleure.
Il n’y a probablement pas de vérité sur la recherche même de la vérité.
Mais il y a l'évidence d'une interrogation du statut de lecteur dès lors qu'on pense sa lecture. Et certains livres rendent cette évidence plus... évidente encore.
Enfin, ce n’était pas le programme de me demander qui suis-je et que fais-je ici (bien que je sache être un casse-cou qui doive faire son office), il était question de causer un peu d’une lecture qui a remué pas mal de lecteurs depuis quelques semaines, et en particulier au Fric-Frac Club. Alors, retournons-y.
Rappelons en quelques mots l’histoire, simplissime, de Zone : un espion français ayant décidé de raccrocher et de disparaître de la circulation, s’en va vendre des informations inestimables sur les massacres & les guerres commis en Méditerranée au XXe siècle à un agent du Vatican contre une somme d’argent relativement importante. Il entre dans un train en gare de Milan et file à son rythme jusqu’à Rome. Cinq cents kilomètres en autant d’heures qu’il le faut pour les services de chemins de fer italiens. Tout se déroule donc en une demi-journée dans un huis-clos ferroviaire.
Rappelons aussi la manière dont Mathias Enard écrit son roman, elle n’est pas anodine, mais ne lui faisons pas dire ce qu’elle ne veut pas dire : Zone est composé en vingt-quatre chapitres qui ne sont que d’importants segments d’une longue phrase faussement infinie (elle commence sans majuscule et n’en admettra jamais, le point traditionnel étant remplacé par une profusion de tirets de ponctuation et des points virgules), et cette longue phrase est elle-même coupée par trois fois par un récit à l’intérieur du récit qui est écrit de manière on ne peut plus conventionnelle (le livre lu par le narrateur).
Sur le fond, on acceptera de fait que les règles du théâtre classique sont respectées. Rien de spécial ne viendra troubler la marche du train qui nous mène en toute logique vers la résolution d’une action unique, en un même lieu et en moins d’une journée, si ce n’est les pensées vagabondes et infinies du protagoniste qui évidemment vont tenter de faire éclater cette construction classique : les morts vont s’accumulant sur la scène mentale du narrateur qui s'ouvre sans presque de limites, un tas de morts énorme issus des guerres méditerranéennes de tous temps, débordant la cabine qui file sur cette ligne Milan-Rome pour entrer dans un espace géographique plus vaste et surtout relativement flou, la Méditerranée (de Trieste au Caire, de Beyrouth à Tanger, d’Athènes à Istanbul…) ; le tas de mort prend ses racines dans l’antiquité la plus ancienne et son sommet touche les dates les plus récentes ; quant à l’action, elle devient rapidement multiple, au gré des réminiscences du personnage et il faudrait presque un index pour se sortir du tissu digressif. Le flot de pensée du narrateur est interrompu à trois reprises, lorsque celui-ci prend un livre acheté avant son départ à Paris et racontant une nouvelle histoire de guerre, l’histoire de Marwan et Intissar, qui est le récit magnifique et émouvant d’individus aux prises avec un destin de guerre et de mort, au cœur de celle qui n’arrête pas de se perpétuer au Proche-orient.
Quant à la forme, qu’on croira d’abord expérimentale, elle cache certainement autre chose qu’une volonté formaliste, avant-gardiste, contrainte. Il s’agit à mon sens de trouver un rythme d’écriture et de lecture spécifique pour l’auteur, une voix ou un souffle spécifique pour raconter cette histoire, et plutôt que d’écrire un truc littéraire (ou à l’aide d’un truc), il me semble qu’il a simplement été fait le choix (ou mis en pratique une intuition) de soustraire le point à la phrase, afin de lui donner une légèreté effective ou un mouvement glissant à la lecture, évidemment, mettre la phrase sur les rails efficaces du conte de conteur, n’acceptant que les heurts et cahots du mouvement de la narration (la ponctuation qu’Enard utilise à escient) avant le point final en gare de Termini. Il ne s’agit donc pas et de loin de faire moderne, mais d’entendre la lecture en même temps qu’on la fait : plus éloignée de l’épopée homérique souvent citée dans les papiers sur le roman, plus proche de l’enchantement de Shéhérazade et de ses nuits interminables. On l’a dit, classique. Annoncer ou parler de Zone en exagérant cet aspect est à mon sens une tricherie. La théorie d’auteurs utilisant le procédé est bien connue, et certains l’ont magistralement investi pour le transcender. Les livres d’Enard ne sont pas les livres de Guyotat, par exemple, ce qui ne signifie pas à mes yeux qu’ils n’ont pas leurs places dans une bibliothèque idéale. En fait, il me semble qu’annoncer la forme de Zone comme élément essentiel du livre est mal lire l’écriture d’Enard qui se placerait certainement du côté des conteurs, de ceux qui racontent, sur l’échiquier en bataille rangée du fond et de la forme. Et encore, pour le coup, je suis persuadé qu’il ne se pose pas la question, et il a bien raison… la vaine bataille. L’entretien qu’il livre à Chronic’art ce mois-ci est éclairant sur ce point : « Je n’ai pas de souci formaliste ». Il suffit pour cela, je dirais, d’entrer à peine dans le texte pour de suite être saisi par son rythme et oublier cette histoire de forme dont on nous bassine pour se trouver en face d’une voix relativement sereine, suffisamment relevée, particulière au sens où elle possède tout ce qui fait une individualité, mais non une clinquance stylistique, une nouveauté dans la langue, un bruit de forme, un tour de force, un exploit olympique. L’écriture de Mathias Enard est maîtrisée et d’une facilité d’accès déconcertante : elle n'est pas simple, elle est belle et juste. C’est une des ambitions réussies de ce livres que d’être écrit sans excès de zèle, collant au propos, le donnant à tous qui je le crois doivent être concernés par lui. Zone interpelle sur l’Histoire et la manière dont les hommes l’écrivent, sur la mémoire, leur mémoire, sur le rapport collectif et individuel à l’événement, sur la différence quelques fois grotesque entre mythe et fait avéré, sur la conscience de l’altérité, sur la vitesse, l’espace et le temps et le seul instrument de mesure authentique mais puissamment déréglé qui serve : l’existence ou l’expérience d’une femme ou d’un homme, sur le destin et la liberté...
On pourrait dire que Zone est un roman du trop tard, ce serait parce qu'il achoppe ce moment dernier qui devrait donner à voir tout dans son entièreté.
L’ambition à mon sens comblée de ce roman est d’éveiller cela, d’éveiller ce sens perdu du lecteur (ils sont de plus nombreux ici pour ce livre, celui-ci ayant un certain succès) à se demander profondément ce qu’il lit : il est trop facile et faux de dire que ce roman est le fleuron de l’avant-garde littéraire contemporaine, à l’évidence, mais il me semble aussi peu judicieux de la part de ses détracteurs de dire qu’il n’a pas d’intérêt parce qu’il n’est pas nouveau, ou encore qu’il manquerait de puissance parce qu’il suit sans pouvoir dépasser les traces de grands anciens (qui ont été modernes en leur temps...), Homère, Shéhérazade, Cendrars, Butor, pour ne citer que ceux qui sont le plus souvent cités. Zone fait vibrer brillamment la corde tragique de l’existence et est parvenu à me tirer des nœuds d’émotion à sa lecture - je crois bien ne pas être le seul. Il donne à lire une époque confuse, saturée, excessive, absurde, illusoire, tente de dire tout et échoue certainement, en quelque sorte, pourtant ce n’est pas du tout un échec mais bien une réussite car aussi l’époque elle-même échoue dans sa tentative de dire tout, d'être tout, de devenir tout aimerais-je ajouter, dans sa tentative de s’affranchir du tragique plus que jamais alors même que celui-ci revient (retourne) au galop avec une cravache toujours plus cinglante.
Ai-je fini ? Probablement pas, j'esquisse à peine une lecture à partir de ce qui saute aux yeux dans le livre. Il me faudrait maintenant à vrai dire rouvrir le roman, relire des passages et parler du récit d’Intissar, des figures littéraires avant-gardistes qui parcourent le roman, de l’évocation lumineuse des lieux de la Méditerranée, de la violence de certaines scènes, de l'humour contenu dans d'autres, des figures de guerriers victimes/bourreaux, de la mémoire et l’expérience individuelle et collective, du style tout de même car ce livre est écrit, de toutes sortes de choses qui pourraient étayer ce qu’il y a plus haut et qui viendront peut-être plus tard, dans un second moment, dans un second moment avant la fin du monde…
Zone de Mathias Enard, Edition Actes Sud.
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De par la galaxie fric-frac, sur Zone et Mathias Enard :
- chez Claro et encore
- chez Pedro
- chez Thomz
- chez Lazare
- chez Moolz
- chez moi et par ricochet sur un livre traduit par Enard