AL : Dans votre livre, «Une nouvelle vassalité, Contribution à une histoire politique des années 80 » publié aux mille et une nuits, vous entendez nous narrer et nous expliquer, en tant que témoin averti et réfléchi, de ce qui s'est passé dans les années 80, lorsque les socialistes, avec Mitterrand, sont arrivés au pouvoir, mais vous écrivez que, dès les années 70, «la main passe totalement aux responsables industriels et financiers» et que «ce virage considérable a été amorcé en France par VGE.» En somme, les socialistes, une fois au pouvoir, n'ont pas réussi à contredire ce qui avait été amorcé par le premier président américanophile et pétainiste d'après-guerre. Est-ce que l'une des causes de cet échec ne réside pas dans le fait que ce sont toujours les mêmes personnes, appartenant à un milieu sociologique étroit, la grande bourgeoisie, qui dirigent la France ?
ANDRE BELLON : A partir des années 70, le discours politique a commencé à se soumettre au discours économique. On commence à parler de contraintes, on entend qu’il n'y a pas d'autre politique possible. On aurait pu penser que Mitterrand, dont la carrière s'est publiquement construite à partir du retour de De Gaulle contre ce retour et contre ce pouvoir, allait le contredire, mais en fait, il le reprend et lui donne un légitimité de gauche. Concernant le milieu sociologique,il ne faut pas systématiser : dans les débuts de la Cinquième République, de grands bourgeois, je pense à Bloch-Lainé par exemple, sont attachés au service public ; inversement, des hommes d’origine modeste, tel Pierre Bérégovoy, vont se révéler inféodés aux «contraintes économiques». J'ai connu ainsi un certain nombre de gens qui, étant de milieu modeste, ont, une fois dans l'antichambre du pouvoir, cessé de se poser des questions et de s’opposer... Cela étant, il est vrai que s’affirme un milieu social, son idéologie et ses porte paroles avec l’appui de la gauche. C'est l’exemple de Trichet, actuel gouverneur de la Banque Centrale de l'Union Européenne, que la gauche a sollicité et promu. En tant que président à l'assemblée de la commission des affaires étrangères, j'ai fait venir Trichet pour l'auditionner lors du débat sur le traité de Maastricht et il a répété 20 fois qu'il avait tout fait avec le soutien et l'accord de son Ministre, M. Bérégovoy. Finalement, la mort de celui-ci fut le drame de toute la gauche. A quel moment la gauche a t-elle basculé historiquement ? Ca vient de loin. Pour ma part, je fixe ce basculement avec l'assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Jaurés fut l'homme qui a cherché à faire la synthèse entre la République et le Socialisme. Cette question s’est lentement estompée depuis lors. Et, de dérapage en dérapage, on a petit à petit abandonné la souveraineté populaire.
AL : Fait rarissime, alors que les membres de nos élites ne reconnaissent jamais leurs erreurs et leurs fautes, vous écrivez dans votre livre, « une nouvelle vassalité » que «nous, élus des années 80, sommes collectivement coupables, est-il nécessaire de l'avouer, d’avoir participé à un jeu politique perverti (...) plus les années passaient, plus la distance entre les principes affichés et le vécu politique augmentait». Qu'est-ce qui a été oublié, perdu, trahi, par cette distance toujours plus grande avec les principes affichés ?
AB : D’une part, à partir de 1983, la politique cède le pas aux contraintes économiques. Dans ce cadre, la souveraineté populaire perd son sens puisque les contraintes suppriment pour l’essentiel, les capacités de choix. D’autre part, le système présidentiel de la 5ème tue la diversité des expressions. On aboutit ainsi à des déclarations telle que celle de François Mitterrand osant dire que «contre le chômage, on a tout essayé». Ainsi le gouvernement a-t-il pu, au début des années 90, exprimer sa grande satisfaction, non parce que le chômage eut baissé, mais parce qu' «on a réussi la libre circulation des capitaux 6 mois plus tôt que prévu» ! Que signifient, dans un tel contexte, le socialisme, la République ou même la démocratie ?
AL : Dans «la dégradation des moeurs politiques», ne suggérez-vous pas que ces moeurs, dans les années 80, se sont «dégradés», ce qui suppose qu'ils étaient meilleurs avant, mais vous voulez sans doute le dire pour les élus de gauche dont vous étiez, mais pour les élus de droite ? Est-ce que les moeurs des élus de gauche, dans les années 80, n'ont tout simplement pas rejoints ceux, devenus banals, des élus de droite qui trustaient les pouvoirs depuis des décennies ?
AB : Pour commencer, je vous recommande l'ouvrage de M. Michéa, «Impasse Adam Smith». Dans ce livre, il essaye de redéfinir ce qu'est la gauche, et son idéologie. Il s'agit de sortir du piège que le PS a monté plusieurs fois au moment des élections : votez PS, sinon c’est la droite. Car la gauche qui depuis les années 80 a accepté tous les principes de «la bonne gouvernance», parfois même les a elle-même mis en place, par exemple avec la Loi Organique relative aux Lois de Finances (L.O.LF.) qui aboutit à gérer les Finances Publiques avec les critères des finances privées. La cause de la «corruption» économique, voyez-vous, c'est avant tout d'abord la corruption de l'intelligence.
AL : Vous rappelez que l'assemblée nationale n'est qu'un lieu subalterne du pouvoir, mais cette situation est le fait de cette 5ème République qui a été pensé et voulu par des antidémocrates. Il a fallu des décennies et même des siècles pour que le pouvoir royal autoritaire soit sérieusement et définitivement abattu, et même si des citoyens et observateurs différents ont le même diagnostic sur cette 5ème République et sur la situation du parlement, ne faut-il pas craindre d'avoir besoin de décennies avant de parvenir à abattre ce système mauvais ?
AB : Bien sûr, la démocratie n’est pas chose simple. Et personne ne peut dire que la démocratie parfaite ait jamais existé. Cela étant, l’Histoire du 19ème siècle est la recherche de la démocratie contre l’absolutisme. Et le renversement de Mac Mahon, par exemple, en 1879, est un moment de victoire de la République et de la démocratie. La démocratie présuppose non pas d’ignorer ou d’empêcher les contradictions, les conflits, mais de savoir les gérer. Or, nous vivons, depuis les débuts de la 5ème, dans une vision différente de la démocratie, que certains appellent, en particulier Michel Debré, la démocratie pacifiée. Cette conception veut étouffer les contradictions dans le cadre des institutions. Elle empêche la société d’exprimer institutionnellement ses angoisses, ses pulsions, ces divergences d’intérêt.
AL : Pour la gauche, il y a à l'évidence un cas François Mitterrand : vous rappelez qu' «il est ahurissant de constater que l'homme qui a amplifié la régression parlementaire issue de la 5ème République ait été celui qui, dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques, avait lancé le combat contre ces mêmes dérives». Et si l'on ne veut pas oublier l'affaire de la francisque jusqu'à sa tardive amitié pour Bousquet, ne peut-on pas considérer que Mitterrand a été mandaté par cette grande bourgeoisie pour prendre le contrôle, la direction, de cette gauche, en faisant de «l'entrisme» ? Très clairement, vous rappelez vos réserves à son sujet, quand à vos «relations», elles furent brèves. Vous avez été au moins protégé de sa volonté narcissique d'être aimé par ceux et celles qui le connaissaient...
AB : En général, je suis plutôt opposé aux théories du complot. Mais Mitterrand a pris le contrôle du PS, puis celui de la France, pour lui-même. Une seule fois, je l'ai rencontré en face à face, il m'a fait venir dans son bureau de l'Elysée, après mon l'élection à la présidence de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Il n'avait pas été favorable à ma candidature, et son souci était alors de savoir si je faisais allégeance ou non. L'entretien n'a pas duré longtemps... Est-ce qu'il a fait sa carrière en étant téléguidé par une organisation quelconque ? Je n'en sais rien et cela ne m'intéresse pas. Par contre, ce qui m'intéresse, ce sont ses décisions, ses discours, son bilan. Et sa responsabilité personnelle dans l'affaiblissement de la gauche est importante. Son cynisme aussi : par exemple, lorsqu’il il répond à un journaliste qui l'interrogeait sur son rapport au discours historique de la gauche «Je le parle bien ».
AL : L'éloge de la soumission aux principes ultra-libéraux, mis en oeuvre par Reagan et Thatcher, a été le fait d'une cohorte de politiques, d'intellectuels et de journalistes. Michel Rocard, Pierre Rosanvallon, des individus qui ont été élevés ensemble, qui vivent ensemble, qui ont un niveau de vie élevé (donc qui n'ont jamais eu l'expérience des difficultés, sociales, économiques) et qui ne connaissent de la France et des Français rien que des chiffres, des statistiques, depuis Paris. Quels ont été les plus zélés de ces prêcheurs de la soumission ? Un important chapitre est consacré aux manoeuvres de séduction d'une partie importante d'intellectuels, concernant le PS et la Gauche, et ce pour imposer un internationalisme consensuel vide, «il faut penser comme les autres». Qui, selon vous, a eu le plus d'effet, ou qui incarne le mieux cette démarche ?
AB : Il y a, incontestablement, dans les années 80, une opération idéologique pour mettre à bas la pensée et les concepts qui fondaient jusque là la gauche. La fondation Saint Simon et son secrétaire général Pierre Rosanvallon furent des acteurs essentiels de cette opération. Ils ont remis en cause l’idée de peuple, qualifiée de populiste, le peuple n’existant d’ailleurs pas selon Rosanvallon. Ils ont diabolisé l’idée de souveraineté qualifiée de souverainiste. Or, qu’est-ce que la démocratie, sinon la souveraineté populaire. Légitimant les contraintes économiques élaborées par les puissants et déconsidérant la volonté populaire, ils ont aidé à développer l’esprit de soumission.
AL : Lorsque la France a été en situation de commémorer le bicentenaire de la Révolution, vous étiez aux premières loges. Et vous avez assisté au triomphe de la réaction, les révolutionnaires auraient dit «de la contre-révolution», et ce, grâce au soutien actif d'hommes et de femmes de gauche. Que s'est-il passé en deux cent ans pour que la Révolution puisse à ce point être «trahie» ?
AB : Cette évolution détestable est cohérente avec le reste. François Furet fait partie de ceux dont je parlais à l’instant. Détruire les principes républicains imposait de réécrire l’Histoire de la Révolution. Le bicentenaire en 1989 y aida. Sur le plan des manifestations officielles, ce furent essentiellement des gestes festifs sans grande portée historique ou philosophique. Mais parallèlement, un travail de destruction de l’image de la Révolution et de la République avait lieu dont j’ai déjà parlé. La République a été présentée au mieux comme une exception dépassée, au pire comme un régime d’oppression uniformisateur. En particulier, la laïcité a été présentée comme contraire à la Liberté et c’est alors que sont nés des concepts antilaïques tels que laïcité ouverte, plurielle, ouvrant la voie aux actuelles remises en cause de Sarkozy avec sa laïcité positive.
AL : Vous avez fondé une association qui a pour objet, ni plus ni moins, de réunir une Constituante. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons, les objectifs, les moyens ?
Au delà de la crise d'identité de la gauche, il y a très globalement une crise de la représentation politique. Et pour l'affronter et la résoudre, j'estime qu'il ne sert à rien de créer un nouveau parti, qui promettra, une fois de plus, de ne pas tromper et trahir. Cela ne sert à rien car ce sont les règles du jeu politique, au niveau national comme au niveau européen, qui pervertissent la vie publique. Elles bloquent de plus en plus l’expression du peuple, fondement même de la démocratie. De même qu’en 1789, les Etats Généraux ont été l’expression démocratique pour changer les institutions, il faut revenir au peuple, aux citoyens, élaborer des cahiers de doléance et demander l’élection d’une assemblée constituante sur des bases nouvelles. En bref, la Constituante est un symbole pour recréer une vie démocratique et pour que les citoyens, dépassant les cadres qui bloquent cette vie, se réapproprient leurs institutions. C’est pourquoi notre association doit fonctionner essentiellement sur la base de comités locaux en rapport étroit avec les citoyens.
AL : Pour conclure, les membres du Parti Socialiste viennent de vivre leur annuelle Université d'Eté, le Congrès se profile dans un temps très proche, avec différents candidats pour succéder à François Hollande. Olivier Besancenot va fonder très prochainement le Nouveau Parti Anticapitaliste. Comment analysez-vous la situation de ces différents mouvements de gauche ? Quelles doivent être leurs priorités selon vous ?
AB : Ce n'est pas le problème que j’évoque. Le PS est pris dans une contradiction impossible, entre une identité historique et les contraintes qu’il accepte. Il continuera à vivoter, entre les deux. Mais en occupant l'espace politique qu'il occupe, il empêche une recomposition politique, pourtant absolument nécessaire, rapidement. Même si je déteste le discours de M. Valls, je le trouve cohérent, comme à l’autre extrémité, Mélenchon, mais entre les deux...
Association pour une Constituante
13 rue du Pré Saint Gervais 75019 Paris
http://jeanchristophegrellety.typepad.com/
AL : Dans votre livre, «Une nouvelle vassalité, Contribution à une histoire politique des années 80 » publié aux mille et une nuits, vous entendez nous narrer et nous expliquer, en tant que témoin averti et réfléchi, de ce qui s'est passé dans les années 80, lorsque les socialistes, avec Mitterrand, sont arrivés au pouvoir, mais vous écrivez que, dès les années 70, «la main passe totalement aux responsables industriels et financiers» et que «ce virage considérable a été amorcé en France par VGE.» En somme, les socialistes, une fois au pouvoir, n'ont pas réussi à contredire ce qui avait été amorcé par le premier président américanophile et pétainiste d'après-guerre. Est-ce que l'une des causes de cet échec ne réside pas dans le fait que ce sont toujours les mêmes personnes, appartenant à un milieu sociologique étroit, la grande bourgeoisie, qui dirigent la France ?
ANDRE BELLON : A partir des années 70, le discours politique a commencé à se soumettre au discours économique. On commence à parler de contraintes, on entend qu’il n'y a pas d'autre politique possible. On aurait pu penser que Mitterrand, dont la carrière s'est publiquement construite à partir du retour de De Gaulle contre ce retour et contre ce pouvoir, allait le contredire, mais en fait, il le reprend et lui donne un légitimité de gauche. Concernant le milieu sociologique,il ne faut pas systématiser : dans les débuts de la Cinquième République, de grands bourgeois, je pense à Bloch-Lainé par exemple, sont attachés au service public ; inversement, des hommes d’origine modeste, tel Pierre Bérégovoy, vont se révéler inféodés aux «contraintes économiques». J'ai connu ainsi un certain nombre de gens qui, étant de milieu modeste, ont, une fois dans l'antichambre du pouvoir, cessé de se poser des questions et de s’opposer... Cela étant, il est vrai que s’affirme un milieu social, son idéologie et ses porte paroles avec l’appui de la gauche. C'est l’exemple de Trichet, actuel gouverneur de la Banque Centrale de l'Union Européenne, que la gauche a sollicité et promu. En tant que président à l'assemblée de la commission des affaires étrangères, j'ai fait venir Trichet pour l'auditionner lors du débat sur le traité de Maastricht et il a répété 20 fois qu'il avait tout fait avec le soutien et l'accord de son Ministre, M. Bérégovoy. Finalement, la mort de celui-ci fut le drame de toute la gauche. A quel moment la gauche a t-elle basculé historiquement ? Ca vient de loin. Pour ma part, je fixe ce basculement avec l'assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Jaurés fut l'homme qui a cherché à faire la synthèse entre la République et le Socialisme. Cette question s’est lentement estompée depuis lors. Et, de dérapage en dérapage, on a petit à petit abandonné la souveraineté populaire.
AL : Fait rarissime, alors que les membres de nos élites ne reconnaissent jamais leurs erreurs et leurs fautes, vous écrivez dans votre livre, « une nouvelle vassalité » que «nous, élus des années 80, sommes collectivement coupables, est-il nécessaire de l'avouer, d’avoir participé à un jeu politique perverti (...) plus les années passaient, plus la distance entre les principes affichés et le vécu politique augmentait». Qu'est-ce qui a été oublié, perdu, trahi, par cette distance toujours plus grande avec les principes affichés ?
AB : D’une part, à partir de 1983, la politique cède le pas aux contraintes économiques. Dans ce cadre, la souveraineté populaire perd son sens puisque les contraintes suppriment pour l’essentiel, les capacités de choix. D’autre part, le système présidentiel de la 5ème tue la diversité des expressions. On aboutit ainsi à des déclarations telle que celle de François Mitterrand osant dire que «contre le chômage, on a tout essayé». Ainsi le gouvernement a-t-il pu, au début des années 90, exprimer sa grande satisfaction, non parce que le chômage eut baissé, mais parce qu' «on a réussi la libre circulation des capitaux 6 mois plus tôt que prévu» ! Que signifient, dans un tel contexte, le socialisme, la République ou même la démocratie ?
AL : Dans «la dégradation des moeurs politiques», ne suggérez-vous pas que ces moeurs, dans les années 80, se sont «dégradés», ce qui suppose qu'ils étaient meilleurs avant, mais vous voulez sans doute le dire pour les élus de gauche dont vous étiez, mais pour les élus de droite ? Est-ce que les moeurs des élus de gauche, dans les années 80, n'ont tout simplement pas rejoints ceux, devenus banals, des élus de droite qui trustaient les pouvoirs depuis des décennies ?
AB : Pour commencer, je vous recommande l'ouvrage de M. Michéa, «Impasse Adam Smith». Dans ce livre, il essaye de redéfinir ce qu'est la gauche, et son idéologie. Il s'agit de sortir du piège que le PS a monté plusieurs fois au moment des élections : votez PS, sinon c’est la droite. Car la gauche qui depuis les années 80 a accepté tous les principes de «la bonne gouvernance», parfois même les a elle-même mis en place, par exemple avec la Loi Organique relative aux Lois de Finances (L.O.LF.) qui aboutit à gérer les Finances Publiques avec les critères des finances privées. La cause de la «corruption» économique, voyez-vous, c'est avant tout d'abord la corruption de l'intelligence.
AL : Vous rappelez que l'assemblée nationale n'est qu'un lieu subalterne du pouvoir, mais cette situation est le fait de cette 5ème République qui a été pensé et voulu par des antidémocrates. Il a fallu des décennies et même des siècles pour que le pouvoir royal autoritaire soit sérieusement et définitivement abattu, et même si des citoyens et observateurs différents ont le même diagnostic sur cette 5ème République et sur la situation du parlement, ne faut-il pas craindre d'avoir besoin de décennies avant de parvenir à abattre ce système mauvais ?
AB : Bien sûr, la démocratie n’est pas chose simple. Et personne ne peut dire que la démocratie parfaite ait jamais existé. Cela étant, l’Histoire du 19ème siècle est la recherche de la démocratie contre l’absolutisme. Et le renversement de Mac Mahon, par exemple, en 1879, est un moment de victoire de la République et de la démocratie. La démocratie présuppose non pas d’ignorer ou d’empêcher les contradictions, les conflits, mais de savoir les gérer. Or, nous vivons, depuis les débuts de la 5ème, dans une vision différente de la démocratie, que certains appellent, en particulier Michel Debré, la démocratie pacifiée. Cette conception veut étouffer les contradictions dans le cadre des institutions. Elle empêche la société d’exprimer institutionnellement ses angoisses, ses pulsions, ces divergences d’intérêt.
AL : Pour la gauche, il y a à l'évidence un cas François Mitterrand : vous rappelez qu' «il est ahurissant de constater que l'homme qui a amplifié la régression parlementaire issue de la 5ème République ait été celui qui, dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques, avait lancé le combat contre ces mêmes dérives». Et si l'on ne veut pas oublier l'affaire de la francisque jusqu'à sa tardive amitié pour Bousquet, ne peut-on pas considérer que Mitterrand a été mandaté par cette grande bourgeoisie pour prendre le contrôle, la direction, de cette gauche, en faisant de «l'entrisme» ? Très clairement, vous rappelez vos réserves à son sujet, quand à vos «relations», elles furent brèves. Vous avez été au moins protégé de sa volonté narcissique d'être aimé par ceux et celles qui le connaissaient...
AB : En général, je suis plutôt opposé aux théories du complot. Mais Mitterrand a pris le contrôle du PS, puis celui de la France, pour lui-même. Une seule fois, je l'ai rencontré en face à face, il m'a fait venir dans son bureau de l'Elysée, après mon l'élection à la présidence de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Il n'avait pas été favorable à ma candidature, et son souci était alors de savoir si je faisais allégeance ou non. L'entretien n'a pas duré longtemps... Est-ce qu'il a fait sa carrière en étant téléguidé par une organisation quelconque ? Je n'en sais rien et cela ne m'intéresse pas. Par contre, ce qui m'intéresse, ce sont ses décisions, ses discours, son bilan. Et sa responsabilité personnelle dans l'affaiblissement de la gauche est importante. Son cynisme aussi : par exemple, lorsqu’il il répond à un journaliste qui l'interrogeait sur son rapport au discours historique de la gauche «Je le parle bien ».
AL : L'éloge de la soumission aux principes ultra-libéraux, mis en oeuvre par Reagan et Thatcher, a été le fait d'une cohorte de politiques, d'intellectuels et de journalistes. Michel Rocard, Pierre Rosanvallon, des individus qui ont été élevés ensemble, qui vivent ensemble, qui ont un niveau de vie élevé (donc qui n'ont jamais eu l'expérience des difficultés, sociales, économiques) et qui ne connaissent de la France et des Français rien que des chiffres, des statistiques, depuis Paris. Quels ont été les plus zélés de ces prêcheurs de la soumission ? Un important chapitre est consacré aux manoeuvres de séduction d'une partie importante d'intellectuels, concernant le PS et la Gauche, et ce pour imposer un internationalisme consensuel vide, «il faut penser comme les autres». Qui, selon vous, a eu le plus d'effet, ou qui incarne le mieux cette démarche ?
AB : Il y a, incontestablement, dans les années 80, une opération idéologique pour mettre à bas la pensée et les concepts qui fondaient jusque là la gauche. La fondation Saint Simon et son secrétaire général Pierre Rosanvallon furent des acteurs essentiels de cette opération. Ils ont remis en cause l’idée de peuple, qualifiée de populiste, le peuple n’existant d’ailleurs pas selon Rosanvallon. Ils ont diabolisé l’idée de souveraineté qualifiée de souverainiste. Or, qu’est-ce que la démocratie, sinon la souveraineté populaire. Légitimant les contraintes économiques élaborées par les puissants et déconsidérant la volonté populaire, ils ont aidé à développer l’esprit de soumission.
AL : Lorsque la France a été en situation de commémorer le bicentenaire de la Révolution, vous étiez aux premières loges. Et vous avez assisté au triomphe de la réaction, les révolutionnaires auraient dit «de la contre-révolution», et ce, grâce au soutien actif d'hommes et de femmes de gauche. Que s'est-il passé en deux cent ans pour que la Révolution puisse à ce point être «trahie» ?
AB : Cette évolution détestable est cohérente avec le reste. François Furet fait partie de ceux dont je parlais à l’instant. Détruire les principes républicains imposait de réécrire l’Histoire de la Révolution. Le bicentenaire en 1989 y aida. Sur le plan des manifestations officielles, ce furent essentiellement des gestes festifs sans grande portée historique ou philosophique. Mais parallèlement, un travail de destruction de l’image de la Révolution et de la République avait lieu dont j’ai déjà parlé. La République a été présentée au mieux comme une exception dépassée, au pire comme un régime d’oppression uniformisateur. En particulier, la laïcité a été présentée comme contraire à la Liberté et c’est alors que sont nés des concepts antilaïques tels que laïcité ouverte, plurielle, ouvrant la voie aux actuelles remises en cause de Sarkozy avec sa laïcité positive.
AL : Vous avez fondé une association qui a pour objet, ni plus ni moins, de réunir une Constituante. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons, les objectifs, les moyens ?
Au delà de la crise d'identité de la gauche, il y a très globalement une crise de la représentation politique. Et pour l'affronter et la résoudre, j'estime qu'il ne sert à rien de créer un nouveau parti, qui promettra, une fois de plus, de ne pas tromper et trahir. Cela ne sert à rien car ce sont les règles du jeu politique, au niveau national comme au niveau européen, qui pervertissent la vie publique. Elles bloquent de plus en plus l’expression du peuple, fondement même de la démocratie. De même qu’en 1789, les Etats Généraux ont été l’expression démocratique pour changer les institutions, il faut revenir au peuple, aux citoyens, élaborer des cahiers de doléance et demander l’élection d’une assemblée constituante sur des bases nouvelles. En bref, la Constituante est un symbole pour recréer une vie démocratique et pour que les citoyens, dépassant les cadres qui bloquent cette vie, se réapproprient leurs institutions. C’est pourquoi notre association doit fonctionner essentiellement sur la base de comités locaux en rapport étroit avec les citoyens.
AL : Pour conclure, les membres du Parti Socialiste viennent de vivre leur annuelle Université d'Eté, le Congrès se profile dans un temps très proche, avec différents candidats pour succéder à François Hollande. Olivier Besancenot va fonder très prochainement le Nouveau Parti Anticapitaliste. Comment analysez-vous la situation de ces différents mouvements de gauche ? Quelles doivent être leurs priorités selon vous ?
AB : Ce n'est pas le problème que j’évoque. Le PS est pris dans une contradiction impossible, entre une identité historique et les contraintes qu’il accepte. Il continuera à vivoter, entre les deux. Mais en occupant l'espace politique qu'il occupe, il empêche une recomposition politique, pourtant absolument nécessaire, rapidement. Même si je déteste le discours de M. Valls, je le trouve cohérent, comme à l’autre extrémité, Mélenchon, mais entre les deux...
Association pour une Constituante
13 rue du Pré Saint Gervais 75019 Paris
http://jeanchristophegrellety.typepad.com/
AL : Dans votre livre, «Une nouvelle vassalité, Contribution à une histoire politique des années 80 » publié aux mille et une nuits, vous entendez nous narrer et nous expliquer, en tant que témoin averti et réfléchi, de ce qui s'est passé dans les années 80, lorsque les socialistes, avec Mitterrand, sont arrivés au pouvoir, mais vous écrivez que, dès les années 70, «la main passe totalement aux responsables industriels et financiers» et que «ce virage considérable a été amorcé en France par VGE.» En somme, les socialistes, une fois au pouvoir, n'ont pas réussi à contredire ce qui avait été amorcé par le premier président américanophile et pétainiste d'après-guerre. Est-ce que l'une des causes de cet échec ne réside pas dans le fait que ce sont toujours les mêmes personnes, appartenant à un milieu sociologique étroit, la grande bourgeoisie, qui dirigent la France ?
ANDRE BELLON : A partir des années 70, le discours politique a commencé à se soumettre au discours économique. On commence à parler de contraintes, on entend qu’il n'y a pas d'autre politique possible. On aurait pu penser que Mitterrand, dont la carrière s'est publiquement construite à partir du retour de De Gaulle contre ce retour et contre ce pouvoir, allait le contredire, mais en fait, il le reprend et lui donne un légitimité de gauche. Concernant le milieu sociologique,il ne faut pas systématiser : dans les débuts de la Cinquième République, de grands bourgeois, je pense à Bloch-Lainé par exemple, sont attachés au service public ; inversement, des hommes d’origine modeste, tel Pierre Bérégovoy, vont se révéler inféodés aux «contraintes économiques». J'ai connu ainsi un certain nombre de gens qui, étant de milieu modeste, ont, une fois dans l'antichambre du pouvoir, cessé de se poser des questions et de s’opposer... Cela étant, il est vrai que s’affirme un milieu social, son idéologie et ses porte paroles avec l’appui de la gauche. C'est l’exemple de Trichet, actuel gouverneur de la Banque Centrale de l'Union Européenne, que la gauche a sollicité et promu. En tant que président à l'assemblée de la commission des affaires étrangères, j'ai fait venir Trichet pour l'auditionner lors du débat sur le traité de Maastricht et il a répété 20 fois qu'il avait tout fait avec le soutien et l'accord de son Ministre, M. Bérégovoy. Finalement, la mort de celui-ci fut le drame de toute la gauche. A quel moment la gauche a t-elle basculé historiquement ? Ca vient de loin. Pour ma part, je fixe ce basculement avec l'assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Jaurés fut l'homme qui a cherché à faire la synthèse entre la République et le Socialisme. Cette question s’est lentement estompée depuis lors. Et, de dérapage en dérapage, on a petit à petit abandonné la souveraineté populaire.
AL : Fait rarissime, alors que les membres de nos élites ne reconnaissent jamais leurs erreurs et leurs fautes, vous écrivez dans votre livre, « une nouvelle vassalité » que «nous, élus des années 80, sommes collectivement coupables, est-il nécessaire de l'avouer, d’avoir participé à un jeu politique perverti (...) plus les années passaient, plus la distance entre les principes affichés et le vécu politique augmentait». Qu'est-ce qui a été oublié, perdu, trahi, par cette distance toujours plus grande avec les principes affichés ?
AB : D’une part, à partir de 1983, la politique cède le pas aux contraintes économiques. Dans ce cadre, la souveraineté populaire perd son sens puisque les contraintes suppriment pour l’essentiel, les capacités de choix. D’autre part, le système présidentiel de la 5ème tue la diversité des expressions. On aboutit ainsi à des déclarations telle que celle de François Mitterrand osant dire que «contre le chômage, on a tout essayé». Ainsi le gouvernement a-t-il pu, au début des années 90, exprimer sa grande satisfaction, non parce que le chômage eut baissé, mais parce qu' «on a réussi la libre circulation des capitaux 6 mois plus tôt que prévu» ! Que signifient, dans un tel contexte, le socialisme, la République ou même la démocratie ?
AL : Dans «la dégradation des moeurs politiques», ne suggérez-vous pas que ces moeurs, dans les années 80, se sont «dégradés», ce qui suppose qu'ils étaient meilleurs avant, mais vous voulez sans doute le dire pour les élus de gauche dont vous étiez, mais pour les élus de droite ? Est-ce que les moeurs des élus de gauche, dans les années 80, n'ont tout simplement pas rejoints ceux, devenus banals, des élus de droite qui trustaient les pouvoirs depuis des décennies ?
AB : Pour commencer, je vous recommande l'ouvrage de M. Michéa, «Impasse Adam Smith». Dans ce livre, il essaye de redéfinir ce qu'est la gauche, et son idéologie. Il s'agit de sortir du piège que le PS a monté plusieurs fois au moment des élections : votez PS, sinon c’est la droite. Car la gauche qui depuis les années 80 a accepté tous les principes de «la bonne gouvernance», parfois même les a elle-même mis en place, par exemple avec la Loi Organique relative aux Lois de Finances (L.O.LF.) qui aboutit à gérer les Finances Publiques avec les critères des finances privées. La cause de la «corruption» économique, voyez-vous, c'est avant tout d'abord la corruption de l'intelligence.
AL : Vous rappelez que l'assemblée nationale n'est qu'un lieu subalterne du pouvoir, mais cette situation est le fait de cette 5ème République qui a été pensé et voulu par des antidémocrates. Il a fallu des décennies et même des siècles pour que le pouvoir royal autoritaire soit sérieusement et définitivement abattu, et même si des citoyens et observateurs différents ont le même diagnostic sur cette 5ème République et sur la situation du parlement, ne faut-il pas craindre d'avoir besoin de décennies avant de parvenir à abattre ce système mauvais ?
AB : Bien sûr, la démocratie n’est pas chose simple. Et personne ne peut dire que la démocratie parfaite ait jamais existé. Cela étant, l’Histoire du 19ème siècle est la recherche de la démocratie contre l’absolutisme. Et le renversement de Mac Mahon, par exemple, en 1879, est un moment de victoire de la République et de la démocratie. La démocratie présuppose non pas d’ignorer ou d’empêcher les contradictions, les conflits, mais de savoir les gérer. Or, nous vivons, depuis les débuts de la 5ème, dans une vision différente de la démocratie, que certains appellent, en particulier Michel Debré, la démocratie pacifiée. Cette conception veut étouffer les contradictions dans le cadre des institutions. Elle empêche la société d’exprimer institutionnellement ses angoisses, ses pulsions, ces divergences d’intérêt.
AL : Pour la gauche, il y a à l'évidence un cas François Mitterrand : vous rappelez qu' «il est ahurissant de constater que l'homme qui a amplifié la régression parlementaire issue de la 5ème République ait été celui qui, dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques, avait lancé le combat contre ces mêmes dérives». Et si l'on ne veut pas oublier l'affaire de la francisque jusqu'à sa tardive amitié pour Bousquet, ne peut-on pas considérer que Mitterrand a été mandaté par cette grande bourgeoisie pour prendre le contrôle, la direction, de cette gauche, en faisant de «l'entrisme» ? Très clairement, vous rappelez vos réserves à son sujet, quand à vos «relations», elles furent brèves. Vous avez été au moins protégé de sa volonté narcissique d'être aimé par ceux et celles qui le connaissaient...
AB : En général, je suis plutôt opposé aux théories du complot. Mais Mitterrand a pris le contrôle du PS, puis celui de la France, pour lui-même. Une seule fois, je l'ai rencontré en face à face, il m'a fait venir dans son bureau de l'Elysée, après mon l'élection à la présidence de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Il n'avait pas été favorable à ma candidature, et son souci était alors de savoir si je faisais allégeance ou non. L'entretien n'a pas duré longtemps... Est-ce qu'il a fait sa carrière en étant téléguidé par une organisation quelconque ? Je n'en sais rien et cela ne m'intéresse pas. Par contre, ce qui m'intéresse, ce sont ses décisions, ses discours, son bilan. Et sa responsabilité personnelle dans l'affaiblissement de la gauche est importante. Son cynisme aussi : par exemple, lorsqu’il il répond à un journaliste qui l'interrogeait sur son rapport au discours historique de la gauche «Je le parle bien ».
AL : L'éloge de la soumission aux principes ultra-libéraux, mis en oeuvre par Reagan et Thatcher, a été le fait d'une cohorte de politiques, d'intellectuels et de journalistes. Michel Rocard, Pierre Rosanvallon, des individus qui ont été élevés ensemble, qui vivent ensemble, qui ont un niveau de vie élevé (donc qui n'ont jamais eu l'expérience des difficultés, sociales, économiques) et qui ne connaissent de la France et des Français rien que des chiffres, des statistiques, depuis Paris. Quels ont été les plus zélés de ces prêcheurs de la soumission ? Un important chapitre est consacré aux manoeuvres de séduction d'une partie importante d'intellectuels, concernant le PS et la Gauche, et ce pour imposer un internationalisme consensuel vide, «il faut penser comme les autres». Qui, selon vous, a eu le plus d'effet, ou qui incarne le mieux cette démarche ?
AB : Il y a, incontestablement, dans les années 80, une opération idéologique pour mettre à bas la pensée et les concepts qui fondaient jusque là la gauche. La fondation Saint Simon et son secrétaire général Pierre Rosanvallon furent des acteurs essentiels de cette opération. Ils ont remis en cause l’idée de peuple, qualifiée de populiste, le peuple n’existant d’ailleurs pas selon Rosanvallon. Ils ont diabolisé l’idée de souveraineté qualifiée de souverainiste. Or, qu’est-ce que la démocratie, sinon la souveraineté populaire. Légitimant les contraintes économiques élaborées par les puissants et déconsidérant la volonté populaire, ils ont aidé à développer l’esprit de soumission.
AL : Lorsque la France a été en situation de commémorer le bicentenaire de la Révolution, vous étiez aux premières loges. Et vous avez assisté au triomphe de la réaction, les révolutionnaires auraient dit «de la contre-révolution», et ce, grâce au soutien actif d'hommes et de femmes de gauche. Que s'est-il passé en deux cent ans pour que la Révolution puisse à ce point être «trahie» ?
AB : Cette évolution détestable est cohérente avec le reste. François Furet fait partie de ceux dont je parlais à l’instant. Détruire les principes républicains imposait de réécrire l’Histoire de la Révolution. Le bicentenaire en 1989 y aida. Sur le plan des manifestations officielles, ce furent essentiellement des gestes festifs sans grande portée historique ou philosophique. Mais parallèlement, un travail de destruction de l’image de la Révolution et de la République avait lieu dont j’ai déjà parlé. La République a été présentée au mieux comme une exception dépassée, au pire comme un régime d’oppression uniformisateur. En particulier, la laïcité a été présentée comme contraire à la Liberté et c’est alors que sont nés des concepts antilaïques tels que laïcité ouverte, plurielle, ouvrant la voie aux actuelles remises en cause de Sarkozy avec sa laïcité positive.
AL : Vous avez fondé une association qui a pour objet, ni plus ni moins, de réunir une Constituante. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons, les objectifs, les moyens ?
Au delà de la crise d'identité de la gauche, il y a très globalement une crise de la représentation politique. Et pour l'affronter et la résoudre, j'estime qu'il ne sert à rien de créer un nouveau parti, qui promettra, une fois de plus, de ne pas tromper et trahir. Cela ne sert à rien car ce sont les règles du jeu politique, au niveau national comme au niveau européen, qui pervertissent la vie publique. Elles bloquent de plus en plus l’expression du peuple, fondement même de la démocratie. De même qu’en 1789, les Etats Généraux ont été l’expression démocratique pour changer les institutions, il faut revenir au peuple, aux citoyens, élaborer des cahiers de doléance et demander l’élection d’une assemblée constituante sur des bases nouvelles. En bref, la Constituante est un symbole pour recréer une vie démocratique et pour que les citoyens, dépassant les cadres qui bloquent cette vie, se réapproprient leurs institutions. C’est pourquoi notre association doit fonctionner essentiellement sur la base de comités locaux en rapport étroit avec les citoyens.
AL : Pour conclure, les membres du Parti Socialiste viennent de vivre leur annuelle Université d'Eté, le Congrès se profile dans un temps très proche, avec différents candidats pour succéder à François Hollande. Olivier Besancenot va fonder très prochainement le Nouveau Parti Anticapitaliste. Comment analysez-vous la situation de ces différents mouvements de gauche ? Quelles doivent être leurs priorités selon vous ?
AB : Ce n'est pas le problème que j’évoque. Le PS est pris dans une contradiction impossible, entre une identité historique et les contraintes qu’il accepte. Il continuera à vivoter, entre les deux. Mais en occupant l'espace politique qu'il occupe, il empêche une recomposition politique, pourtant absolument nécessaire, rapidement. Même si je déteste le discours de M. Valls, je le trouve cohérent, comme à l’autre extrémité, Mélenchon, mais entre les deux...
Association pour une Constituante
13 rue du Pré Saint Gervais 75019 Paris
www.pouruneconstituante.fr
http://jeanchristophegrellety.typepad.com/
AL : Dans votre livre, «Une nouvelle vassalité, Contribution à une histoire politique des années 80 » publié aux mille et une nuits, vous entendez nous narrer et nous expliquer, en tant que témoin averti et réfléchi, de ce qui s'est passé dans les années 80, lorsque les socialistes, avec Mitterrand, sont arrivés au pouvoir, mais vous écrivez que, dès les années 70, «la main passe totalement aux responsables industriels et financiers» et que «ce virage considérable a été amorcé en France par VGE.» En somme, les socialistes, une fois au pouvoir, n'ont pas réussi à contredire ce qui avait été amorcé par le premier président américanophile et pétainiste d'après-guerre. Est-ce que l'une des causes de cet échec ne réside pas dans le fait que ce sont toujours les mêmes personnes, appartenant à un milieu sociologique étroit, la grande bourgeoisie, qui dirigent la France ?
ANDRE BELLON : A partir des années 70, le discours politique a commencé à se soumettre au discours économique. On commence à parler de contraintes, on entend qu’il n'y a pas d'autre politique possible. On aurait pu penser que Mitterrand, dont la carrière s'est publiquement construite à partir du retour de De Gaulle contre ce retour et contre ce pouvoir, allait le contredire, mais en fait, il le reprend et lui donne un légitimité de gauche. Concernant le milieu sociologique,il ne faut pas systématiser : dans les débuts de la Cinquième République, de grands bourgeois, je pense à Bloch-Lainé par exemple, sont attachés au service public ; inversement, des hommes d’origine modeste, tel Pierre Bérégovoy, vont se révéler inféodés aux «contraintes économiques». J'ai connu ainsi un certain nombre de gens qui, étant de milieu modeste, ont, une fois dans l'antichambre du pouvoir, cessé de se poser des questions et de s’opposer... Cela étant, il est vrai que s’affirme un milieu social, son idéologie et ses porte paroles avec l’appui de la gauche. C'est l’exemple de Trichet, actuel gouverneur de la Banque Centrale de l'Union Européenne, que la gauche a sollicité et promu. En tant que président à l'assemblée de la commission des affaires étrangères, j'ai fait venir Trichet pour l'auditionner lors du débat sur le traité de Maastricht et il a répété 20 fois qu'il avait tout fait avec le soutien et l'accord de son Ministre, M. Bérégovoy. Finalement, la mort de celui-ci fut le drame de toute la gauche. A quel moment la gauche a t-elle basculé historiquement ? Ca vient de loin. Pour ma part, je fixe ce basculement avec l'assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Jaurés fut l'homme qui a cherché à faire la synthèse entre la République et le Socialisme. Cette question s’est lentement estompée depuis lors. Et, de dérapage en dérapage, on a petit à petit abandonné la souveraineté populaire.
AL : Fait rarissime, alors que les membres de nos élites ne reconnaissent jamais leurs erreurs et leurs fautes, vous écrivez dans votre livre, « une nouvelle vassalité » que «nous, élus des années 80, sommes collectivement coupables, est-il nécessaire de l'avouer, d’avoir participé à un jeu politique perverti (...) plus les années passaient, plus la distance entre les principes affichés et le vécu politique augmentait». Qu'est-ce qui a été oublié, perdu, trahi, par cette distance toujours plus grande avec les principes affichés ?
AB : D’une part, à partir de 1983, la politique cède le pas aux contraintes économiques. Dans ce cadre, la souveraineté populaire perd son sens puisque les contraintes suppriment pour l’essentiel, les capacités de choix. D’autre part, le système présidentiel de la 5ème tue la diversité des expressions. On aboutit ainsi à des déclarations telle que celle de François Mitterrand osant dire que «contre le chômage, on a tout essayé». Ainsi le gouvernement a-t-il pu, au début des années 90, exprimer sa grande satisfaction, non parce que le chômage eut baissé, mais parce qu' «on a réussi la libre circulation des capitaux 6 mois plus tôt que prévu» ! Que signifient, dans un tel contexte, le socialisme, la République ou même la démocratie ?
AL : Dans «la dégradation des moeurs politiques», ne suggérez-vous pas que ces moeurs, dans les années 80, se sont «dégradés», ce qui suppose qu'ils étaient meilleurs avant, mais vous voulez sans doute le dire pour les élus de gauche dont vous étiez, mais pour les élus de droite ? Est-ce que les moeurs des élus de gauche, dans les années 80, n'ont tout simplement pas rejoints ceux, devenus banals, des élus de droite qui trustaient les pouvoirs depuis des décennies ?
AB : Pour commencer, je vous recommande l'ouvrage de M. Michéa, «Impasse Adam Smith». Dans ce livre, il essaye de redéfinir ce qu'est la gauche, et son idéologie. Il s'agit de sortir du piège que le PS a monté plusieurs fois au moment des élections : votez PS, sinon c’est la droite. Car la gauche qui depuis les années 80 a accepté tous les principes de «la bonne gouvernance», parfois même les a elle-même mis en place, par exemple avec la Loi Organique relative aux Lois de Finances (L.O.LF.) qui aboutit à gérer les Finances Publiques avec les critères des finances privées. La cause de la «corruption» économique, voyez-vous, c'est avant tout d'abord la corruption de l'intelligence.
AL : Vous rappelez que l'assemblée nationale n'est qu'un lieu subalterne du pouvoir, mais cette situation est le fait de cette 5ème République qui a été pensé et voulu par des antidémocrates. Il a fallu des décennies et même des siècles pour que le pouvoir royal autoritaire soit sérieusement et définitivement abattu, et même si des citoyens et observateurs différents ont le même diagnostic sur cette 5ème République et sur la situation du parlement, ne faut-il pas craindre d'avoir besoin de décennies avant de parvenir à abattre ce système mauvais ?
AB : Bien sûr, la démocratie n’est pas chose simple. Et personne ne peut dire que la démocratie parfaite ait jamais existé. Cela étant, l’Histoire du 19ème siècle est la recherche de la démocratie contre l’absolutisme. Et le renversement de Mac Mahon, par exemple, en 1879, est un moment de victoire de la République et de la démocratie. La démocratie présuppose non pas d’ignorer ou d’empêcher les contradictions, les conflits, mais de savoir les gérer. Or, nous vivons, depuis les débuts de la 5ème, dans une vision différente de la démocratie, que certains appellent, en particulier Michel Debré, la démocratie pacifiée. Cette conception veut étouffer les contradictions dans le cadre des institutions. Elle empêche la société d’exprimer institutionnellement ses angoisses, ses pulsions, ces divergences d’intérêt.
AL : Pour la gauche, il y a à l'évidence un cas François Mitterrand : vous rappelez qu' «il est ahurissant de constater que l'homme qui a amplifié la régression parlementaire issue de la 5ème République ait été celui qui, dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques, avait lancé le combat contre ces mêmes dérives». Et si l'on ne veut pas oublier l'affaire de la francisque jusqu'à sa tardive amitié pour Bousquet, ne peut-on pas considérer que Mitterrand a été mandaté par cette grande bourgeoisie pour prendre le contrôle, la direction, de cette gauche, en faisant de «l'entrisme» ? Très clairement, vous rappelez vos réserves à son sujet, quand à vos «relations», elles furent brèves. Vous avez été au moins protégé de sa volonté narcissique d'être aimé par ceux et celles qui le connaissaient...
AB : En général, je suis plutôt opposé aux théories du complot. Mais Mitterrand a pris le contrôle du PS, puis celui de la France, pour lui-même. Une seule fois, je l'ai rencontré en face à face, il m'a fait venir dans son bureau de l'Elysée, après mon l'élection à la présidence de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Il n'avait pas été favorable à ma candidature, et son souci était alors de savoir si je faisais allégeance ou non. L'entretien n'a pas duré longtemps... Est-ce qu'il a fait sa carrière en étant téléguidé par une organisation quelconque ? Je n'en sais rien et cela ne m'intéresse pas. Par contre, ce qui m'intéresse, ce sont ses décisions, ses discours, son bilan. Et sa responsabilité personnelle dans l'affaiblissement de la gauche est importante. Son cynisme aussi : par exemple, lorsqu’il il répond à un journaliste qui l'interrogeait sur son rapport au discours historique de la gauche «Je le parle bien ».
AL : L'éloge de la soumission aux principes ultra-libéraux, mis en oeuvre par Reagan et Thatcher, a été le fait d'une cohorte de politiques, d'intellectuels et de journalistes. Michel Rocard, Pierre Rosanvallon, des individus qui ont été élevés ensemble, qui vivent ensemble, qui ont un niveau de vie élevé (donc qui n'ont jamais eu l'expérience des difficultés, sociales, économiques) et qui ne connaissent de la France et des Français rien que des chiffres, des statistiques, depuis Paris. Quels ont été les plus zélés de ces prêcheurs de la soumission ? Un important chapitre est consacré aux manoeuvres de séduction d'une partie importante d'intellectuels, concernant le PS et la Gauche, et ce pour imposer un internationalisme consensuel vide, «il faut penser comme les autres». Qui, selon vous, a eu le plus d'effet, ou qui incarne le mieux cette démarche ?
AB : Il y a, incontestablement, dans les années 80, une opération idéologique pour mettre à bas la pensée et les concepts qui fondaient jusque là la gauche. La fondation Saint Simon et son secrétaire général Pierre Rosanvallon furent des acteurs essentiels de cette opération. Ils ont remis en cause l’idée de peuple, qualifiée de populiste, le peuple n’existant d’ailleurs pas selon Rosanvallon. Ils ont diabolisé l’idée de souveraineté qualifiée de souverainiste. Or, qu’est-ce que la démocratie, sinon la souveraineté populaire. Légitimant les contraintes économiques élaborées par les puissants et déconsidérant la volonté populaire, ils ont aidé à développer l’esprit de soumission.
AL : Lorsque la France a été en situation de commémorer le bicentenaire de la Révolution, vous étiez aux premières loges. Et vous avez assisté au triomphe de la réaction, les révolutionnaires auraient dit «de la contre-révolution», et ce, grâce au soutien actif d'hommes et de femmes de gauche. Que s'est-il passé en deux cent ans pour que la Révolution puisse à ce point être «trahie» ?
AB : Cette évolution détestable est cohérente avec le reste. François Furet fait partie de ceux dont je parlais à l’instant. Détruire les principes républicains imposait de réécrire l’Histoire de la Révolution. Le bicentenaire en 1989 y aida. Sur le plan des manifestations officielles, ce furent essentiellement des gestes festifs sans grande portée historique ou philosophique. Mais parallèlement, un travail de destruction de l’image de la Révolution et de la République avait lieu dont j’ai déjà parlé. La République a été présentée au mieux comme une exception dépassée, au pire comme un régime d’oppression uniformisateur. En particulier, la laïcité a été présentée comme contraire à la Liberté et c’est alors que sont nés des concepts antilaïques tels que laïcité ouverte, plurielle, ouvrant la voie aux actuelles remises en cause de Sarkozy avec sa laïcité positive.
AL : Vous avez fondé une association qui a pour objet, ni plus ni moins, de réunir une Constituante. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons, les objectifs, les moyens ?Au delà de la crise d'identité de la gauche, il y a très globalement une crise de la représentation politique. Et pour l'affronter et la résoudre, j'estime qu'il ne sert à rien de créer un nouveau parti, qui promettra, une fois de plus, de ne pas tromper et trahir. Cela ne sert à rien car ce sont les règles du jeu politique, au niveau national comme au niveau européen, qui pervertissent la vie publique. Elles bloquent de plus en plus l’expression du peuple, fondement même de la démocratie. De même qu’en 1789, les Etats Généraux ont été l’expression démocratique pour changer les institutions, il faut revenir au peuple, aux citoyens, élaborer des cahiers de doléance et demander l’élection d’une assemblée constituante sur des bases nouvelles. En bref, la Constituante est un symbole pour recréer une vie démocratique et pour que les citoyens, dépassant les cadres qui bloquent cette vie, se réapproprient leurs institutions. C’est pourquoi notre association doit fonctionner essentiellement sur la base de comités locaux en rapport étroit avec les citoyens.
AL : Pour conclure, les membres du Parti Socialiste viennent de vivre leur annuelle Université d'Eté, le Congrès se profile dans un temps très proche, avec différents candidats pour succéder à François Hollande. Olivier Besancenot va fonder très prochainement le Nouveau Parti Anticapitaliste. Comment analysez-vous la situation de ces différents mouvements de gauche ? Quelles doivent être leurs priorités selon vous ?
AB : Ce n'est pas le problème que j’évoque. Le PS est pris dans une contradiction impossible, entre une identité historique et les contraintes qu’il accepte. Il continuera à vivoter, entre les deux. Mais en occupant l'espace politique qu'il occupe, il empêche une recomposition politique, pourtant absolument nécessaire, rapidement. Même si je déteste le discours de M. Valls, je le trouve cohérent, comme à l’autre extrémité, Mélenchon, mais entre les deux...
Association pour une Constituante
13 rue du Pré Saint Gervais 75019 Paris
www.pouruneconstituante.fr
L'entretien est ici disponible au format PDF Téléchargement ENTRETIENAVECANDREBELLON.pdf