Il est tentant de souscrire au "libre accès des contenus", rendu désormais possible par internet. A l'heure de la société de la connaissance, le fait d'écouter, de regarder, de disposer gratuitement de musique, de photos, de films, de logiciels, semble être une garantie de liberté. Et pourtant, le "libre accès" est-il vraiment une bonne idée ? En refusant de payer les contenus, ne risque-t-on pas de favoriser un capitalisme industriel archaïque et dévasteur ? Et si rémunérer les créateurs était la meilleure façon de favoriser un société plus sobre, plus juste et plus durable ?
Cette thèse part de la constation qu'il n'existe pas aujourd'hui un seul mais deux modèles économiques en rivalité :
- le capitalisme traditionnel du "contenant" (les voitures, les maisons, les transports, la distribution, l'énergie…), avide de matières premières, d'énergie, et reposant sur l'exploitation résolue de l'homme par l'homme,
- un nouveau capitalisme immatériel en émergence, celui du "contenu" (information, études, conseil, enseignement-formation, musique, multimédias…), moins gourmand en ressources, moins polluant et rémunérant mieux le travail.
A ces deux modèles de capitalisme correspondent deux classes sociales aux valeurs distinctes :
- la grande bourgeoisie traditionnelle du "contenant" (Peugeot, Michelin, Wendel, Bettencourt, Dassault, etc.…)
- et une moyenne bourgeoisie montante du "contenu" plus nombreuse, plus jeune, composée de journalistes, communicants, informaticiens, enseignants, professionnels du spectacle…, etc.
La bourgeoisie traditionnelle du contenant croit au progrès technique et fait généralement peu de cas de l'écologie. Elle mesure la réussite à l'aide de critères quantitatifs d'accroissement des échanges, d'augmentation du chiffres d'affaires.
La moyenne bourgeoise du "contenu" préfère quant à elle les valeurs du "développement durable", et se dit volontiers "alter" ou "écolo". Ses représentants sont moins attachés aux biens matériels (les produits), qu'aux biens immatériels (naturels ou culturels). Les seuls produits qui trouvent grâce à leurs yeux sont ceux qui sont porteurs de nature (produits bios, verts), de culture (art, brocante, Iphone, ordinateurs, écrans plats…). Ils doivent leurs carrières à leurs études et à leur travail, plutôt qu'à la fortune familiale. Ils se sentent donc proches des plus modestes et n'hésitent pas à s'engager en faveur des banlieues, des sans-domiciles, des sans-papiers… Ces nouveaux bourgeois du "contenu" ne sont pas des "nouveaux riches". Hormis quelques exceptions, les représentants de cette nouvelle classe moyenne n'ont pas la possibilité de réunir un patrimoine important et durable au long de leur vie. Ils alternent souvent des période de vaches grasses et de vaches maigres, ce qui les empèche d'épargner.
En fait, la raison principale de leur précarité, et nous en revenons là au sujet central de cet article, est le "libre accès aux contenus". Difficile aujourd'hui pour un journaliste de bien vivre de sa plume lorsque les journaux sont gratuits ou librement consultables sur internet. Difficile à un réalisateur de vivre de sa musique lorsqu'elle est téléchargeable gratuitement. Le problème touche également des professions intellectuelles telles que médecin, avocat, consultants, dont les expertises sont désormais diffusées sous forme vulgarisée sur le web.
Les créateurs de contenus restent en France et en Europe à un stade économique modeste et à un mode de production artisanal, une position sans commune mesure avec leur apport économique, social, culturel. Le pouvoir financier est encore détenu par les cimentiers, les pétroliers, les constructeurs automobiles alors qu'il devrait, dans une société de connaissance, être partagé avec les professions de conseils et de services, les artistes, musiciens, producteurs de films… etc.
Pourquoi permettre à cette nouvelle classe de "créateurs de contenus" de gagner en influence ? Pourquoi rémunérer leur travail ? Pourquoi, disons-le clairement, mettre fin au "libre accès sur les contenus" ? Tout simplement parce que cette classe supérieure est préférable à l'ancienne. Elle est moins riche, plus nombreuse, plus proche des plus faibles et des démunis. Elle prône un mode économique qui s'accommode fort bien de la sobriété, du recyclage, de la réutilisation, du renouvelable, du respect du droit social et du commerce équitable. Ciment Lafarge, Total ou
Areva ont besoin de gaspiller, de polluer, d'exploiter pour produire, ce n'est pas le cas d'une maison de production de films, d'un concepteur de logiciel ou d'un institut de formation.
En fait, rémunérer les contenus, aiderait à la (re)constitution d'une classe moyenne créative, cultivée, porteuse d'un projet de société de sobriété et de solidarité qui pourrait tempérer les excès du capitalisme industriel, financier et mondialisé.
Voici pourquoi, à notre avis, nous risquons, en prônant le "libre accès" et en refusant de payer les contenus, de jouer le jeu de la mondialisation, de consolider le capitalisme industriel archaïque et de freiner l'émergence d'une nouvelle économie qui pourrait être plus immatérielle, équitable et durable.
Ecrit par : Alexandre Pasche, directeur de l'agence Eco&co
Posté par : Olga
Publié sur : Le vide poches / planning stratégique