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Wallen -Misericorde

Publié le 26 septembre 2008 par Slarue

Maman avait décidé de rester chez sa mère à Berkane. Je n’sais plus très bien quel jour nous étions. Faut dire que quand on est enfant, les grandes vacances ça n’est toujours qu’une même journée. Plus besoin d’écrire la date dans la marge d’un cahier ou d’une copie à rendre. Papa a garé notre Ford Transit blanche dans un petit coin d’ombre avec une facilité qui m’a toujours étonnée vue l’état de la piste et les buissons d’épines de part et d’autre du chemin. Mon oncle était à l’entrée de la petite maison en terre pour nous accueillir. Bien que plus jeune que mon père d’une dizaine d’années, il avait le visage plus marqué et affichait un air grave, celui commun à tous les gens qui travaillent la terre et aux plus démunis. Il y avait une odeur de charbon fumant, celle des figuiers et celle des brocs en terre cuite dont même l’eau, une fois versée à l’intérieur, prenait le goût. Papa n’a pas eu le temps d’être heureux de revoir la maison de son enfance, je l’ai tout de suite senti. Pour lui, traverser la cour intérieure c’était remonter le temps et je n’ai jamais vraiment su où ce voyage le menait; la discrétion et le regard de mon père donnaient un air solennel à tout ce qu’il pouvait dire ou faire et quand il se taisait c’était du silence d’un pénitent. Grand-mère sortit d’une des pièces qui donnaient sur la cour : « Qui est-ce ? ». « C’est ton fils Mohammed ». « Le fils de Ben Cheikh ? ». Elle avait eu le dos brisé à cause d’un accident survenu dans la ferme et était depuis totalement courbée vers l’avant. Papa se pencha pour l’embrasser plusieurs fois sur le front. Deux jeunes filles se hâtaient dès notre arrivée, renouant leurs foulards, rattrapant des claquettes en plastique qui peinaient à reconnaître leurs pieds, secouant les tapis et les petits matelas de laine qu’elles installèrent sur le sol. On prit le thé sous le grand figuier planté en plein milieu de la cour, j’étais collée à mon père ; ça amusait beaucoup les jeunes filles. Ces lieux étaient chargés de ce je ne sais quoi qui me tétanisait, me dominait. J’étais un enfant de la ville et je n’avais pas du tout envie de jouer au petit prince avec les chats maigrichons qui lorgnaient sur mes orteils. L’appel à la prière fendit l’air chaud. C’était la prière de Asr. Ma grand mère dit en arabe : « Rien ne demeure ! » et mon père de répondre « Vraiment! Rien ne demeure si ce n’est Dieu ! ». Ces paroles secouèrent ce qu’il restait de mon enfance. Tout dans ces vallées et ces plaines majestueuses des Béni Snassen forçait au respect, avec toute la violence d’une Vérité Divine qui s’impose et terrasse; tout me faisait peur ici et tout pourtant m’appelait. Papa prit un petit seau et se dirigea vers les toilettes pour faire ses ablutions. Une des deux jeunes filles à l’extérieur de la maison m’appela encouragée par mon père. Elle me proposa d’aller cueillir des figues pour maman qui les aimaient particulièrement. J’ignorais qui était cette jeune fille ni l’autre d’ailleurs, sûrement venaient-elles du village voisin pour aider ma grand-mère aux innombrables tâches de la ferme. Je retroussais le bas de mon tee-shirt pour recueillir les fruits. Je n’aimais pas leur goût mais j’aimais leur forme et leur couleur ; ce violet foncé, presque noir, avec une espèce de résine blanche sur l’embout qui rattachait le fruit à la branche et qui laissait mes mains horriblement collantes. Et ce rouge vif à l’intérieur me donnait l’impression d’avoir affaire à un animal étrange plutôt qu’à un végétal. Je regardais sur ma droite papa s’éloigner ,un tapis de prière sous le bras et disparaître derrière les néfliers…

Quand je me laisse balader par mes souvenirs, j’ai le sentiment qu’ils m’aident à me construire, qu’ils m’aident à lutter contre cette vague schizophrénique qui voudrait faire d’un cheminement artistique un cheminement différent et indépendant de celui que nous poursuivons tous en tant qu’être. C’est un bien mystérieux et lointain héritage qui m’est tombé sur le coeur,je ne sais plus trop quand, je ne sais plus trop où, mais Bon Dieu je veux y croire! Je veux croire en une approche spirituelle du monde dans lequel nous vivons, comme un espèce d’antique scanner qui m’aiderait à voir ce que les choses ont dans le ventre, ce qu’elles ont à me dire, ce qu’on leur a volé, ce qu’elles ont à me donner et partir, bon gré mal gré, le chercher et m’en nourrir, et le digérer si bien qu’il ne reste plus rien d’elles,et ne faire qu’un avec « La Réalité » qu’elles renferment. Ma professeur de violon m’a dit un jour quelque chose d’extraordinaire,quelque chose qui m’inspire encore : « Quand on veut jouer une note juste, il faut la penser un peu plus haute… »

La portée philosophique de ce conseil saute au coeur; la gravité de cette planète fait perdre de l’élan à tous nos gestes, toutes nos volontés, c’est sûrement de là que me vient ce besoin de tendre à ce qui est plus grand que moi.

Je pense que je suis devenue chanteuse de R&B parce que c’est une musique qui est née de l’oubli,un peu comme ma génération. Le rythme est notre héritage africain et le blues c’est la douleur que l’on exprime dans une langue qui n’est pas celle de nos proches ancêtres. Alors oui je suis une chanteuse de R&B. Par immense respect pour les artistes afro-américains qui ont nourri mon chant, je n’aurai pas l’audace de vouloir nommer ma musique autrement. J’ai compris au fil de mon parcours qu’il fallait également assumer entièrement mon patrimoine français. Je vous avouerai que lorsque j’ai voulu me persuader d’un héritage côté Broadway, ça a viré au fiasco, un peu comme la première danse ratée de Jennifer Grey et Patrick Swayze dans Dirty dancing. J’ ai toujours été fascinée par la complexité d’artiste comme Barbara, Brel ou encore Nougaro. Il y a là quelque chose de grand. Je sais qu’on vit dans un monde où on aime nommer les choses quitte à passer complètement à côté de ce qu’elles signifient vraiment, mais je me contenterai de dire qu’il y a un « truc » déroutant dans leurs oeuvres, un « truc » écrasant et exaltant à la fois. Je pense qu’il y a quelque chose de divin là dedans, je dirai même , non sans humour,que j’aurais tendance à me définir comme un défenseur du « truc » un peu comme le gardien du Graal. On me connaît comme étant « celle qui a dit non », non à cette industrie qui penserait que le « truc » est une recette, qu’on pourrait produire à la chaîne. Au cinéma on appellerait ça du « trucage » : faire croire que.Mais je pense qu’on ne peut pas faire croire qu’on est Dr Dre, on ne peut pas faire croire qu’on est Nina Simone, on ne peut pas faire croire qu’on est Bob Dylan, on ne peut pas faire croire qu’on est Abd Al Malik si on ne l’est pas. Flaubert disait très justement que « le succès n’est pas un but c’est un résultat ». Oui mais le résultat d’une équation à millier d’inconnues, avec quelques éléments connus comme le talent et le travail.

J’aime la musique pour ce qu’elle renferme de secret, j’ai choisi de composer et d’écrire parce que j’ai le sentiment profond que créer c’est aller à la rencontre de l’Autre mais aussi à sa propre rencontre.Je veux que ma musique ait l’allure de Heifetz sur la photo accrochée dans ma salle de cours au conservatoire de Bobigny. Celle que ma professeur de violon n’avait de cesse de me montrer  en me disant: « La musique doit être grande,mystérieuse et digne comme une prière à Dieu ». Alors… Miséricorde; c’est comme ça que commencent toutes mes prières.


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