On ne pourra pas dire que Céline Minard manque d’ambition. Contrairement à nombre de lecteurs dont certains amis, je n’avais pas été entièrement convaincu par son « Dernier monde », récit de fin de l’humanité au parfum philosophique radical vert, mais tout de même séduit par de nombreux aspects d’un projet d’une dimension qu’il est assez rare de rencontrer par chez nous. En cette rentrée elle revient avec un livre bref, d’une envergure plus réduite mais dont l’idée, le ressort de base faisait courir à son auteur le risque évident de se gameller la gueule de royale manière. On aurait pu ne pas le lire, mais l’envie de suivre, alors qu’elle s’élabore, qu’elle commence à peine, l’œuvre de ce qui pourrait bien être l’un des auteurs français les plus intéressants de l’époque, était trop forte. Le livre a été ouvert, les sourcils froncés, en se disant que si tout se passe mal, il n’y en avait de toute façon que pour cent pages. Deux heures plus tard, c’est en gamin morveux qu’on referme « Bastard battle », gagné par un drôle d’enthousiasme qui nous rend honteux de nos réserves initiales.
Deux ans après le traité d’Arras qui mit fin à l’engagement bourguignon dans la guerre de Cent Ans, Haute Marne et Bourgogne sont ravagées par des bandes de soudards désoeuvrés. Dans « Bastard battle », Denysot-le-clerc raconte comment la ville de Chaumont a été défendue des troupes d’Aligot, le second Bastard de Bourbon, par une femme jaune aux formidables talents militaires. Les mois qui suivent, il rencontre, alors qu’il accompagne Aligot en maraude, d’autres étranges combattants du même type. Au départ soldats de fortune allant en solitaire, ces étranges pèlerins des terres de l’Est français finiront par s’unir en une petite milice hétéroclite pour se débarrasser une fois pour tout du rageur bastard. Les sept samuraïs en 1437. Katana, kung-fu et moines shaolins face aux coquillards chers à Villon. L’intrusion de personnages de mangas, de films de sabre ou de savate asiatique en plein milieu de rapines moyen-âgeuses n’est pas la seule collision frontale de « Bastard battle ». Denysot-le-clerc a lui aussi été contaminé par cette rencontre : sa version enjouée et ripailleuse du moyen français se voit régulièrement bousculé par des anachronismes linguistiques, des pénétrations ultra-contemporaines d’un vocabulaire d’une étrangeté presque futuriste lorsqu’il est plongé au détour d’une phrase qui pourrait sortir des chroniques de Monstrelet.
Comment Minard parvient-elle à ne pas faire sortir de route un assemblage qui ne semblait pas tenir ? Peut-être d’abord en n’ayant aucune prétention de dire plus que ce qui n’y est dit – je ne pense pas qu’il y ait dans « Bastard Battle » d’autre plaisir que de bousculer la langue, jouer avec l’histoire dans un ensemble fort divertissant. Une des clés de la réussite me semble aussi que Minard n’en dit pas trop, n’insiste pas outre mesure sur les caractéristiques et particularités de ses étranges personnages : hormis la surprise des témoins, l’intégration au récit est naturelle, comme si tout était dans les limites d’une certaine normalité. Il en va de même pour les anachronismes linguistiques. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de surprise – merde, il y en a ! – mais plutôt que lorsqu’elles surviennent c’est surtout devant l’habileté de jongleur de l’auteur. Et c’est justement là que vient le plus important, c’est-à-dire le talent de Minard car toutes les bonnes intentions du monde ne suffisent pas à rendre fonctionnel ce qui paraissait être un édifice attendant le moindre prétexte pour s’écrouler.
Loin de moi l’idée de dire que « Bastard battle » est un des meilleurs livres lus récemment : je ne pense pas qu’il faut l’envisager dans un rapport « plus ou moins bon que » ou d’œuvres impérissables versus œuvres périssables. Il ne faudrait pourtant pas négliger son intérêt fondamental : la piste vers laquelle il pourrait bien diriger l’avenir d’une certaine frange de la littérature française. En tant que lecteur des postmodernes américains, je vois dans le jeu de Minard certains échos de celui que mena Barth avec les mythes antiques dans les années ’60 et ’70. Mais sans vouloir nier la fertilité toujours bien réelle de cette époque, tout ça est dernière nous. Tournons-nous alors vers l’autre versant des Pyrénées et considérons par exemple « Proust Fiction » de Robert Juan-Cantavella, recueil de huit nouvelles encensé par Julián Ríos. Jorge Carrión a dit du récit qui lui donne son titre qu’il prouvait que Tarantino avait influencé Proust. « Bastard battle », vendu comme « Tarantino meets Villon », serait-il la tête de pont française de l’afterpop, ce mouvement brillamment théorisé l’an dernier par Eloy Fernández Porta ? Le versant francophone des mutins mutants espagnols? N’est-ce pas en effet le digne représentant de ce qui vient après l’avant-pop de Larry McCafferty, soit une littérature dont le rapport à la pop n’est plus conflictuel ou ouvertement critique mais plutôt franchement assumé – et exploité ? Quoiqu’il en soit, « Bastard battle » représente indiscutablement la littérature d’une époque comprise comme celle d’une culture double, dans laquelle les barrières entre haute culture traditionnelle et culture populaire ont été abattues, non pas dans un grand mouvement qui hurlerait « tout se vaut », mais bien parce qu’il s’agit de choisir et de combiner son cadre de référence sans avoir honte de préférer un soi-disant mineur d’aujourd’hui à un prétendu majeur d’hier, sans pour autant céder à la tentation de rejeter l’ancien pour le nouveau. A charge ensuite pour l’auteur de mettre en place les tactiques narratives qui démontreront la justesse de son choix. C’est, je crois, dans cette optique là qu’au-delà du plaisir ressenti à la lecture, « Bastard battle » prend toute son importance.
Céline Minard, Bastard Battle, LaureLi, 12€