Sylvie Germain, veilleuse de l'invisible

Par Albrizzi
Les changements les plus notables d’une vie sont-ils les plus visibles ? Du bout de sa longue-vue à la focale ultra sensible, Sylvie Germain continue de guetter les révolutions de velours. L’inaperçu, titre énigmatique et austère, désigne aussi bien le discret que le rejeté, le mal aimé. Que pousse Sabine, jeune mère de famille, à s’attacher les services de Pierre Zébreuse, un homme déguisé en père noël, rencontré dans la rue un jour de décembre ? Depuis la mort de son mari, la jeune veuve a repris seule l’entreprise familiale. Son intuition ne l’a pas trompé : pendant dix ans, le vagabond arrivé comme le messie, devient la pierre angulaire de la tribu Bérynx. Seul Charlam, patriarche tyrannique et égoïste, juge néfaste l’influence grandissante de ce « braconnier » sur sa belle-fille et ses petits-enfants. Le roman, divisé en trois parties (la rencontre fondatrice, le bannissement, le retour de l’enfant prodigue), prend sa véritable consistance lors du départ inopiné de Pierre. Passé les premiers jours d’émoi, de jubilation, ou d’étonnement, sa disparition ne semble pas les bouleverser. La vie suit son cours et chacun finit par l’oublier.
Ce serait méconnaître le talent de l’auteur de Jours de colère (Prix Femina 1989) et de Magnus (prix Goncourt des lycéens 2005) que de croire à une conclusion si rapide. L’orage est souterrain, il grogne dans les profondeurs des êtres. Inaperçus dans un premier temps, les conséquences et les bienfaits du passage de Pierre explosent dans un feu d’artifice de couleurs avec une grâce subtile et une force surprenante. Un éclat particulier nimbe ce roman, « une flaque de lumière découpée rectangulairement dans le corps du soleil, (…) plus imposante et lumineuse qu’une fenêtre », celui du peintre Mark Rothko. Après sa disparition, lorsque Sabine et sa fille pénètrent dans le minuscule deux-pièces de Pierre Zébreuse, elles tombent nez à nez avec la copie d’une œuvre de l’artiste américain. Sylvie Germain donne à la toile la fonction d’un miroir de l’âme où viennent se mirer les protagonistes pour y chercher la vérité. S’y cache la personnalité, solaire, de l’homme qui les a accompagnés un bout de leur vie. Sabine en sortira bouleversée, comprenant un peu tard la fragilité et la complexité de Pierre. Marie, elle, trouvera dans la table de nuit de son ange gardien, des poèmes (autre corde à l’arc de la romancière) qui lui inspireront des livres pour enfant. Quant à Henri, le fils aîné, il osera braver les foudres de son grand-père en devenant photographe.
Alors que dans Magnus, roman sur l’amnésie, Sylvie Germain avait construit son texte par touches successives à l’image d’une mémoire qui revient par à-coups, elle joue ici sur l’espace temps. Toujours attentive aux procédés narratifs, elle surprend son lecteur en accélérant les années vers la fin. Ce n’est qu’au bout du livre que l’on se rend soudain compte du travail de la romancière : le but n’est pas de faire le récit d’une famille somme toute ordinaire, mais d’en tirer une trajectoire et d’étudier l’influence d’un élément étranger dans un milieu social bourgeois. A l’instar d’une scientifique, Sylvie Germain considère la littérature comme un terrain propice à l’expérimentation. Elle introduit un gène et observe les mutations. Récit en creux, en abîme, sur les tragédies intimes, L’inaperçu est une quête spirituelle dans l’anecdotique, d’où le lecteur ressort à la fois grave et léger, doucement ébloui.
L’inaperçu, de Sylvie Germain, Albin Michel, 306 p., 19 euros.