Lucien Jean Notes.
Panem et Artes. - On a fait broder, sur une belle bannière, une phrase de Mirbeau : « Nous avons droit à la beauté »; une de Heine : « Le peuple à droit à des roses » ; une de Ruskin : « Il faut une religion de la beauté. » Et l'on va vers le peuple.
Evidemment c'est très bien. J'aime le peuple, j'aime les belles bannières et les belles phrases. Si quelques hommes du peuple apprennent qu'il y a des livres plus intéressants que les feuilletons, c'est très bien. S'ils apprennent qu'il y a des photographies de chefs-d'oeuvres moins chères que les almanachs, des moulages moins chers que les horreurs coloriées, c'est très bien. Mais...
Pour des raisons qui sont dans mon sang, je préférerai ce maçon, ce cocher, ce petit marchand, ce sergent de ville, aux quatre riches que voici. Mais ma raison ne me permet pas, malgré mon coeur, son sang et ses raisons, de croire que les premiers aient plus de vertus que les seconds.
Après l'homme naturellement bon, il fallait bien inventer l'homme naturellement esthète. Et l'on nous dit que l'homme inculte est plus vibrant devant le chef-d'oeuvre, moins embarrassé par des idées critiques. Oui, mais sa beauté ne sera pas la vôtre. On n'admire que ce que l'on comprend. Ne dites pas, avec M. Péladan, que les nymphes de Jean Goujon n'ont rien à voir avec l'imprimerie, car, peut-être, beaucoup d'hommes incultes trouveraient-ils plus belles les nymphes des salons modernes. Il se peut que les hommes incultes soient capables d'une admiration plus forte, mais rien ne la garantit plus judicieuse.
Interrogez un de ces primaires (c'est ainsi que vous les nommez) qui se sont développés. Choisissez-le grave, réfléchi, hésitant au besoin, et non de ces bavards qui ont tout vu, tout compris. Demandez-lui ce qu'il pense de tout cela, s'il regrette sa dure peine, et s'il pense qu'il faille prendre les hommes par la main pour qu'ils gravissent la montagne ?
Une religion de la beauté ? Ah ! Que les hérésies seront belles !
Cette nouvelle Note de Lucien Jean prouve que l'on peut être un écrivain du peuple sans tomber dans la naïveté et l'angélisme.
Sur Lucien Jean, voir : Lucien Jean (20 mai 1870 – 1er juin 1908) Parmi les Hommes, Lucien Jean - Catulle Mendès.
Sur Gidiana.net : L'Immoraliste par Lucien Jean.
Illustrations : Jean Goujon.