Le thème : la mutation des médias face à la crise de la presse. Pour en débattre, Maurice Szafran, de Marianne, Pascal Riché, de Rue89, Vincent de Bernardi, du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), Jean-Michel Arnaud, de Metro, et Adriano Farano, de Café Babel.
Intervenants intéressants, quoique, comme à son habitude, la corporation journalistique ait soigneusement évité de parler de l'une des raisons paradoxales de la crise des ventes de la presse : les aides d'État à la presse écrite.
Ou plutôt : les intervenants, qui se sont tous exprimés sur la question, ont préféré dire que ces aides ne sont pas assez bien réparties - seule la presse écrite payante en bénéficie - et sont consacrées à des domaines où elles sont inutiles : entre autres, les tarifs postaux préférentiels, alors que la presse n'est véritablement lue que lorsqu'elle est portée au domicile au petit matin, et non expédiée par la poste en fin de matinée, quand l'abonné est au travail.
Il aurait été également utile de questionner le bien-fondé même de toute forme d'aide étatique à la presse. En effet, si une entreprise de presse n'est pas tenue par ses ventes, et donc par sa réponse à la demande du lecteur, pourquoi devrait-elle se restructurer ? Il est bien préférable, pour un journal comme L'Humanité, dont la contribution à l'information en France n'est pas absolument indispensable, de continuer à faire de l'opinion, puisque, même en étant abandonné par son ancien lectorat, le journal communiste peut survivre grâce aux subsides de l'État.
On rétorque souvent à cette position « libérale », qui est surtout une manifestation de bon sens, que, sans ces aides publiques, beaucoup de titres de presse disparaîtraient. C'est ce que l'on m'a objecté, lorsque, lors d'une conférence de rédaction dans un quotidien régional où j'effectuais un stage, je disais avec malice que la presse française ne peut pas, à moins d'être totalement schizophrène, taper sur le gouvernement d'une main et tendre l'autre pour lui quémander son aumône annuelle.
La disparition de journaux qu'une suppression de ces aides provoquerait serait, nous dit-on, une menace pour le pluralisme de l'information. Il serait très facile de rétorquer qu'une presse qui doit une partie non négligeable de ses revenus - 280 millions d'euros annuels - à l'État ne peut vraiment être indépendante. Je ne reprendrai pas cet argument à mon compte car, lorsque l'on lit Libération, Le Monde ou le Nouvel observateur, on voit que le fait de recevoir de l'argent français n'empêche pas ces titres de presse de dire tout le mal qu'ils pensent de la France, de son État, de son gouvernement, de son peuple, etc.
En revanche, je vois mal en quoi cette pluralité, certes souhaitable, de l'information, peut être assurée autrement que par la libre concurrence des titres de presse. Comment la presse française pourrait être plurielle si l'on décide à l'avance des journaux, et des courants d'opinion qu'ils représentent, qui devront être aidés ?
Ces aides publiques, outre le fait qu'elles empêchent à certaines entreprises de presse de se forcer à être rentables, renforcent aussi un certain corporatisme à la française que la presse se fait fort de dénoncer, sauf lorsqu'il est de son fait.
Ainsi, les groupes de presse bénéficient, parmi ces 280 millions d'euros payés par le contribuable, de 20 % d'exonérations de cotisations sociales pour les détenteurs de la carte de presse, d'une réduction de la TVA, de réductions tarifaires à La Poste donc mais aussi à la SNCF, d'aides à l'impression, à la diffusion, au portage, à la distribution, d'aides aux quotidiens à faibles ressources publicitaires (pour défendre le fameux « pluralisme »), et, surtout, d'aides pour la modernisation, notamment en ligne, alors que, comme nous l'avons démontré précédemment, la logique économique veut qu'une entreprise ne se modernise que lorsqu'elle se sent menacée. D'autant que, et c'est peut-être le plus scandaleux, certaines de ces aides ne sont absolument pas conditionnées. Une entreprise peut recevoir une aide et en allouer le montant à tout autre domaine.
Cela alors que la presse continue de recourir à des stagiaires non payés ou faiblement indemnisés, à des pigistes n'ayant que le statut de correspondant local de presse (et étant ainsi payés à des tarifs dérisoires)... on se demande donc bien où va tout cet argent, surtout au regard de la qualité souvent indigente de l'information fournie par de nombreux quotidiens régionaux, premiers bénéficiaires de ces aides... je n'oserais en conclure que nombre de journalistes ne font pas ou peu leur travail, et qu'ils sont trop nombreux dans leurs rédactions, mais je me dois de dire que les enseignements que j'ai tirés de mes multiples expériences dans la presse vont plutôt dans ce sens.
Lorsque l'on parle de « crise de la presse », il faut bien comprendre que l'on parle d'une corporation qui, auparavant assise sur une confortable rente publicitaire et alimentée par les nombreux abonnements et achats en kiosque, a pu, non seulement ne pas se préparer à l'avenir et notamment à l'émergence du web qu'elle continue de voir comme une menace, mais aussi ne pas même se forcer, comme toute entreprise est obligée de le faire, à être rentable, au risque de sa propre disparition. La presse française en paie le prix aujourd'hui, avec un lectorat qui l'a fuie bien avant la révolution numérique : il pourrait être temps pour elle, plutôt que d'estimer que les aides ne sont pas assez élevées, de se demander en quoi elle n'a pas respecté le contrat qui, en principe, l'engage vis-à-vis du lecteur : répondre à sa demande, au lieu, comme la campagne référendaire européenne de 2005 l'a démontré, de vouloir lui imposer une opinion. Je suis d'avis, au terme de ma réflexion, de dire que, bien loin de laisser à la presse le temps de se restructurer pour répondre à nouveau à la demande du lectorat, les aides publiques en retardent l'échéance. Peut-être serait-il utile de supprimer toute aide étatique, de laisser disparaître les titres de presse qui ne sont pas rentables, afin qu'émergent de nouveaux titres, rentables parce que répondant à l'attente de leur lectorat. Autrement, il n'y a aucune raison pour que cesse la crise.
Roman Bernard
Criticus est membre du Réseau LHC.