Tes anciennes mères ? Je ne comprends rien ! Qu’est-ce que tu racontes ? Se fâche Mathieu. Il lâche le bras de Marie, et s’éloigne de quelques pas. Il tourne en rond. Il lève les bras au ciel nocturne. Ses mains flottent dans l’ombre des réverbères comme des petites chauves-souris étonnées. Marie roule tout droit, souriant dans la nuit, dans ses souvenirs si proches, et déjà si lointains de ses heures frioulanes. Mathieu revient, à peine calmé. La douceur du visage de Marie, son regard paisible, son air si serein lui donne quand même quelque raison de croire.
Elle poursuit le fil de son discours tandis que Mathieu reprend son bras.
Il y avait d’abord la vieille grand-mère de papa, la Maria-Angelica, que je n’avais plus revu depuis mes trois ans. Le plus étonnant, le plus extraordinaire, ce fut ses yeux quand elle me vit. Un froid matin d’hiver, on m’avait conduit jusqu’à elle, tout au bout du village, une minuscule maison toute en vieille pierre descendue tout droit de la montagne. On aurait dit une grotte. Une seule pièce, au plafond bas, à la porte étroite, mais emplie de lumière. A mon entrée, l’aïeule leva la tête, sa petite tête ridée comme une pomme à cidre, son chignon tout blanc, et ses yeux…ses yeux emplis de l’immensité du monde, comme si la connaissance entière de toute l’humanité s’était concentré dans son seul regard, en un seul éclair. Je restais sans bouger, stoppée net par cet incroyable éclair de vie. Alors elle se leva du fauteuil dans lequel elle s’était recroquevillée, en me tendant ses bras. Même si je ne comprenais pas le flot de ses paroles, je devinais qu’elle m’avait reconnue, malgré le temps passé. Ses mots chantants coulaient sur moi comme un miel parfumé. Elle me fit asseoir et me prépara un chocolat chaud. Le meilleur sans doute que je n’ai jamais goûté. Elle me parlait tout en faisant chauffer le lait. Elle me parlait même si je ne comprenais pas. Mais je devinais le sens de ses phrases. Entre les « Maria ! ô Maria » qu’elle me chantait. Puis elle posa devant moi un énorme bol, un saladier presque, en faïence épaisse, un peu ébréché par endroit, mais dont les éclats avaient été polis par le temps, patinés par les jours. L’odeur du chocolat envahissait la petite maison, envahissait mon cœur de ses trésors de douceur.