Vision d'adolescence

Publié le 20 septembre 2008 par Unepageparjour

Mon bien cher frère,
 
c'est avec une grande émotion que j'ai lu ces quelques lignes de votre rêverie d'autrefois, lorsque nous partagions cette même chambre sous mansarde. Même si je ne partage pas votre admiration des splendeurs galantes du plus grand despote que la terre ait jamais porté, de ce dictateur absolu, assoiffé de sang, de meurtre et d'assassinat, ce roi de feu et de poudre, ce roi de Versailles, ville maudite à tout jamais, dont les habitants ont si bien su perpétuer plus tard cette tradition d'assassinat en portant le feu et le fer sur cet enfant qui venait de naître à Paris en 1870, sur cette Commune pleine d'espoir dont Courbet, le grand peintre, était l'un des grand faiseur.

Mais ce n'est pas là, mon cher frère, que j'ai choisi d'orienter ma réponse. Si je me sens absent de cette description lyrique du paysage qui nous entourait à notre adolescence, c'est que mon souvenir est ailleurs. Je vais vous raconter, ô, mon cher frère, l'admirable spectacle que j'ai su saisir, un jour, de cette fenêtre miraculeuse, aux multiples facettes.
 
Comme vous vous en rappelez, nous étions l'un comme l'autre, emprisonné dans cette mansarde, isolée du reste du monde, adolescence en otage. Alors que vous vous évadiez en rêves vers des fêtes d'antan, dont le goûts amers auraient pu vous entraîner vers des ivresses de cendre, j'avais su, par un miracle incroyable, m'échapper un jour de la plus douce des manières.
 
Comme vous l'avez décrit de manière si admirable, oui, notre immeuble avait une forme de hache, suspendu au dessus de ce vide qui m'effrayait terriblement. Oui, moi aussi, comme vous, je laissais mes regards errer sans fin vers cette forêt inaccessible, vers ce ciel trop lointain, vers le vol de ces martinets qui ne savaient pas m'entraîner vers un monde meilleurs. Mais un jour comme un autre, gris, à la mélancolie pluvieuse, avais-je quinze ans? je n'en sais rien, je ne sais plus, mais je m'en rappelle comme si c'était à l'instant.
 
Quelle âge avait-elle? vingt cinq, trente? elle était mère, déjà, jeune mère. Blonde. Pas forcément belle, mais suffisamment jolie, pour aimer la croiser, en revenant du collège, elle, emmenant ses enfants à la maternelle. Elle était blonde, un petit visage, des yeux foncés. Un corps un peu frêle, emmitouflé, le plus souvent, comme si elle avait froid, dans cette brume grise.
 
Mais ce jour d'été, elle avait laissé tout cela au vestiaire. Elle était nue. Assise devant sa fenêtre, elle fermait les yeux, pour mieux s'imprégner du soleil qui baignait sa peau délicieuse d'une lumière doucement dorée. Sa blondeur se mêlait aux moirures estivales. Elle bronzait. Nue. Devant cette ville terrible. Petite, frêle, magnifique. Son mari apparut. Sombre, habillé. J'entendais des mots, comme une dispute. Le mari faisait des gestes. Elle restait assise, en haussant les épaules. Ses seins petits, pointus, serrés, précis donnaient à mon adolescence étriquée une soudaine grandeur wagnérienne. Le mari tournait les talons, et disparaissait de ce paysage de tendresse absolu, comme un vilain insecte qu'on chasse d'un revers de la main. Elle et moi. Séparés juste par le vide de la rue. Un impossible vertige. Mon adolescence naissante donnait à mon corps une vigueur inconnue. J'admirais une peinture d'Ingres, une vierge du Titien, les trompettes de la vie sonnaient en moi une première victoire. Elle se leva. Elle n'était pas tout à fait nue. Je remarquai alors ce détail. Pas tout à fait nue. Juste suffisamment de pudeur pour rendre ce tableau encore plus fort, encore plus fou.
 
Je en sais pas si elle me regardait la regarder. Peut-être. Sans doute. Elle restait longtemps, ainsi, devant sa fenêtre, et moi, devant ma fenêtre. M'a-t-elle vue? Je pense, oui, je pense. Car toujours, quand nous nous croisions, elle relevait son menton enfoui dans le col de son manteau, elle relevait ses yeux, ses yeux noirs, et sans un mot, quelques secondes, nos regards se parlaient, moi, l'adolescent prisonnier, elle la jeune mère.
 
Voila, mon bien cher frère, ce que j'ai vu de cette mansarde. Vous comprendrez, après celà, que tout le reste s'effaça, les forêts, les chateaux d'eau, les martinets, les rois et les princesses...j'en oubliai Versailles, j'en oubliai tout. Elle fut longtemps mon seul trésor, qui me faisait garder espoir, malgré notre pauvre condition de prisonniers.
 
Je vous embrasse, mon cher frère, en espérant que ces images ne vous fassent rien regretter de vos images à vous.