Cette suite de textes, composée de petites proses allant de 3
à 10 lignes et divisée en cinq sections comme une tragédie, peut se lire comme
un tableau de notre condition incertaine, un historique brouillé de la
conscience sensible cheminant à travers les grandes ombres de la culture, les
figures rencontrées de son espace social, les territoires fuyants aussi de son
intimité. Biographique sans doute, comme l’indique non sans humour tel texte de
la troisième partie ou telle référence à Mon
cœur mis à nu, le propos de J.P. Chevais est cependant suffisamment décalé
pour que chacun – je ne parle ici bien sûr que de ceux qui sont nés vraiment, et
se sont inventés eux-mêmes – y retrouve une part de son vivre. Qui est d’abord
de ne pas facilement se reconnaître. De se savoir habité par de l’autre. De
douter de la coïncidence entre le monde et le langage.
Prise dans cette aporie annoncée par l’oxymore audacieux du titre, la voix que
fait parler J.P. Chevais dans son livre ne dit pas qui elle est. Ni de qui elle
nous parle. Difficile de trancher, de répondre à l’appel de son nom, de
s’impronominaliser dans un « je », dans un « il » dans un
« tu ». Celui qui parle après tout n’est peut-être qu’ « elle »,
la langue qui figure assez bien des contours, décide assurément un peu de qui
nous sommes mais en nous isolant du reste, de notre reste. Ce reste que
précisément le poète essaye à son tour de parler.
Ce qui ne peut être dit, c’est tout l’effort de l’art, bien sûr, depuis les
origines, de nous le suggérer. Jean-Pierre Chevais le fait ici sans rien qui
pèse, avec un humour un peu triste, une sorte d’ironie légère, une succession
de miroirs déformants où le poète se retrouve tantôt Orphée, tantôt Orion,
tantôt Icare mais Plume aussi parfois, entre Gribouille et Kafka. Ce
« je » auquel il se refuse à croire, il est pour lui ailleurs. D’où
ce jeu de cache-cache qu’il semble mener avec lui-même. Ses métamorphoses
continues. Ces suspends réguliers encore qui laissent la phrase s’échouer tout
au bord du silence. Font de ces petits textes comme autant de cailloux heurtant
la vitre noire des mots. La poésie : une fêlure.
Mais la poésie pour J.P. Chevais est aussi un refus. Refus non pas de quelque
chose, d’un « quoi », mais de quelqu’un, d’un « qui ». De
« ceci qu’on a fait naître », qu’on
ne parviendra jamais à être et que le langage en tant que construction sociale
institue bien avant que le poète ne tente d’en retourner enfin le pouvoir contre
lui. C’est le langage qui paradoxalement rend le monde illisible. Les mots qui
dès l’âge de deux ans commencent à nous priver de la lumière du monde. Mots
illusoires qui nous aveuglent en venant découper les choses. Les recouvrir également
de ces voiles que le poète ensuite par un travail contraire et réfléchi de
langue se donne comme tâche impossible de soulever jusqu’au dernier.
Bien sûr, l’époque nous a appris à ne pas jouer les héros, à s’attaquer aux
choses sans avoir l’air d’y toucher. C’est à une forme de protestation première
mais parfaitement dépourvue d’emphase que nous convie donc le beau livre de
Chevais : une protestation discrète faussement résignée contre la perte et
la douleur inscrites au cœur même du langage et de notre indécise et trop
lointaine identité.
©Georges Guillain
Jean-Pierre Chevais
Précis d’indécision
Atelier La Feugraie, 2007
80 pages, isbn, 978-2-905408-77-8, 12 €