Horaire des marées

Publié le 24 septembre 2008 par Jlhuss

- T’as vu cette fille, là-bas, contre la digue ? Mon chien quand il couche dehors !
- Justement, elle couche dehors. Depuis deux nuits.
- Moi aussi, mais c’est super ! Il fait chaud, le sable est doux, les mecs craquants. Pas de quoi faire cette tête. On dirait qu’elle vient d’enterrer père et mère.
- Si c’était le cas, je crois qu’elle retrouverait le sourire, tu vois.
- On dirait que tu la connais.
- Un peu.
- C’est qui ?
- Une soeur.
- Depuis quand t’as une soeur, toi ?
- Deux mois.
- Marion, t’es pas drôle ! Un frère, je sais. Mignon d’ailleurs. Je le croise à la douche. C’est quoi son prénom ? Qu’est-ce que tu attends pour me le présenter ?
- Laura, tu m’énerves avec tes questions à la file ! Je t’ai dit une soeur, mettons une sorte de soeur. Mais depuis deux mois, oui, depuis que mon père a une autre femme, tu comprends ?
- Quel âge ?
- Quarante, quarante-cinq…
- Je parle de la fille.
- Bien conservée. Enfin, pas mieux que maman, mais c’est comme ça… Bon, elle fait ce qu’elle veut de ses fesses, mais qu’elle arrête avec ses sourires genre copine cool, à nous dire qu’on va tâcher de vivre heureux tous ensemble, additionner nos vécus, et cetera. C’est lourd.
- Oui mais là, je parlais de l’âge de la fille. Comment elle s’appelle ?
- Elle s’appelle Audrey, elle a quinze ans. La mère, c’est Marie-Anne, des fois que ça t’intéresse aussi. Mon frère c’est Théo, dix-sept ans, mignon mais pas très présentable aux filles. Et moi Laura, comme tu le sais depuis huit jours, dix-neuf ans, première année de droit. Ça va, là ? tu as bien tout ?… Audrey redouble sa seconde. Mon père a dit l’autre soir à table qu’il allait l’inscrire à Sainte-Croix, qu’il ne ferait pas de différence entre nous, qu’il voulait pour elle le meilleur. C’est parti de là. Elle lui a lancé la bouche pleine qu’il était pas son
père, qu’il avait rien à décider pour elle, qu’elle arrêtait les études, qu’elle pourrait toujours faire pute, comme sa mère. Il y a eu des gifles, des pleurs, des cris. Moi j’ai filé avec Théo au Beach-Club. On a bu des gins tonics, dansé tout le temps ensemble. Ce soir-là on voulait personne d’autre. Les mecs nous regardaient drôlement. Quand on est rentrés, papa somnolait sur le canapé. Il a émergé en nous entendant, nous a brouillé les cheveux avec des mots gentils comme quand on était petits, tous ensemble avec maman, pour nous consoler d’un bobo, mais on n’est plus petits, maman respire ailleurs, je parie qu’on n’a même plus mal.
- Qu’est-ce qui s’est passé pour Audrey ?
- Sa mère est montée s’enfermer dans la chambre. Audrey est restée seule en bas avec mon père. Elle dit qu’il a voulu l’embrasser -pour de bon, tu vois ? Moi j’y crois pas du tout, il est pas comme ça, papa. C’était juste pour la calmer, pour faire la paix. Elle s’est sauvée en lui criant de ne pas bouger, rien faire, rien dire sinon elle irait voir les flics. Elle m’a raconté ça vite fait hier au Black-Box. Sympa, les vacances, hein ?
- Elle fait de la peine dans son coin… Je crois qu’elle nous regarde. Si tu allais la chercher ? Tu veux que j’essaie de lui parler ? Ou toi ? Moi j’irai prendre des glaces. Pour toi, c’est chocolat-pistache, comme d’hab’ ? Et elle ? Tu sais ?
- Laura, ma parole, tu saoules avec tes questions… Pour Audrey, laisse tomber, ça s’arrangera tout seul.
- On va se baigner, alors ?
- On va se baigner. Passe-moi la crème, s’il te plaît, ça me brûle à l’épaule.
- Marion ! la voilà qui s’approche. Qu’est-ce qu’on fait ?
- Rien. On lui dit de venir nager avec nous. Ensuite on va les manger, tes glaces. Après je vous ramène à la maison, je te présente Théo, on sait jamais. On déniche les parents, on voit si la vague est retombée. Si oui, on propose une pizza chez Mario. Si non, on la propose aussi, ça marche souvent avec les vieux. Et pour finir, balade au ras de l’écume jusqu’au Gouffre-au-moine en regardant le soleil se noyer. On trouvera bien dans la pénombre deux trois trucs à se dire entre humains en attendant que l’eau remonte. A la vie comme à la plage, faut pas perdre l’horaire des marées… Salut Audrey. Ça va ? Laura, je te présente Audrey, un peu ma soeur, enfin quand elle voudra. On va nager ?

Arion

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