Une journée médiane pour apprécier Zagreb, entre Luxembourg et Tours. C’est un peu court. Mais je ne vais pas bouder mon plaisir, car je brûlais d’envie de revoir cette ville où j’avais passé quelques jours il y a quarante ans, puis de nouveau quelques jours il y en a douze.
Comme on l’imagine, les deux premiers voyages se sont faits dans des contextes différents. Lors du premier – en voiture au volant d’un dauphine automatique – il s’agissait de la Yougoslavie. Et d’une Yougoslavie rebelle à l’ordre soviétique dans laquelle on entrait sans visa et où j’avais cru remarquer un sentiment méditerranéen de joie de vivre et où je ne m’attendais pas à trouver des vendeurs de billets de loterie à chaque coin de rue et des citoyens en départ pour leurs vacances sur la côte ou dans les îles.
Enfin, j’avais une idée assez théorique de l’espace communiste et ce pays là où les oies marchaient sur les routes, dans la poussière des tracteurs n’était pas si éloignée de la campagne française des années cinquante. Je n’avais pas le sentiment d’y être épié, de ne pas pouvoir discuter avec les habitants, d’y être contraint. J’y trouvai des magazines étrangers et un certain bonheur quotidien, même si la résidence universitaire dans laquelle j’avais logé donnait un sentiment d’ascèse qui n’existait déjà plus à l’Ouest et si les services de l’hôtel communautaire de l’île de Rab avait une nonchalance plus socialiste que méditerranéenne.
Autrement dit je garde un souvenir ému de ruelles encombrées et bruyantes et d’une continuité européenne dont je n’avais vraiment aucune idée a priori et, j’avais les yeux de l’amour.
La seconde fois, c’est le caractère autrichien qui m’a frappé. Une capitale austro-hongroise s’est offerte à moi. J’y étais venu rejoindre des amis acteurs qui avaient monté une pièce étrange, baroque, surréaliste, larmoyante, mélodramatique, véritable feuilleton et à vrai dire un peu déglinguée, au théâtre universitaire ITD, avec des acteurs croates, italiens et français : « Le cabaret Begovic ».
Pierre Diependaële et Louis Ziegler, les créateurs avec Christiane Stroë à laquelle ils ont aujourd’hui dédié leur théâtre, du Marché aux Grains s’étaient lancés dans cette aventure où figurait une diva qui semblait sortie du cinéma muet yougoslave, un couple à moto qui fuyait la mort annoncée d’une jeune fille phtisique, des médecins disciples du bon docteur Charcot, des montreurs de marionnettes, un vrai cabaret avec des serveurs, une piste de danse de salon et plein de bruits et de fureur, comme sait les faire naître le grand metteur en scène un peu méconnu qu’est Pierre.
De plus Louis m’avait convaincu de l’accompagner dans une performance à l’intérieur d’une ancienne mosquée, siège de l’Union des artistes plasticiens, où nous avons entraîné le public à suivre les improvisations dansées de Louis, tandis que je lisais des textes de Patrice Hugues sur le langage du tissu, textes qui avaient été par ailleurs traduits en croate.
Le tout se terminait par le dépliement ou le déploiement, c’est selon, de tissus de toutes sortes que j’avais apportés de France, Ikats de Sumatra, impressions indiennes, tissus lyonnais pour des maillots de bain, soieries de Brochier, création de mon amie Annick Top pour une grande cantatrice, Jessie Norman et j’en passe.
Un autre grand souvenir celui-là qui s’est ranimé en partie à Strasbourg quelques mois plus tard lorsque les acteurs croates sont venus cette fois en France, redonner ce spectacle de folie dans un lieu tout aussi étrange, le Palais de Fêtes, façade Jugendstil de la rue Sellénick et intérieur en labyrinthe.
Cette fois, l’aller et retour s’est fait dans une chaleur étouffante, avec une matinée de conférence en anglais et croate organisée par la Chambre d’Economie nationale pour les ministères (culture et tourisme), les musées, les réceptifs du tourisme. Il faut dire que la Croatie est en passe de redevenir une grande destination touristique, bientôt la troisième d’Europe…
Restait toutefois une fin d’après midi et une soirée, pour, avec l’aide d’une guide, suivre un parcours obligé plein de charme et de nostalgie.
Un sentiment de neuf, un sentiment de vie, un sentiment d’été. Une sorte d’hommage votif, d’un pont à l’autre de deux villes jointes par l’histoire, de la ville basse, à la ville haute, tandis que les galeries commerciales montraient bien entendu des cravates croates. Au fait, pour ceux qui ne le sauraient pas, la cravate tire son origine de la bande d’étoffe portée par les cavaliers croates qui faisaient partie du régiment du “Royal-Cravate” au temps de Louis XIII et Louis XIV.
Dans une odeur de maïs grillé que j’avais dû gardé dans ma mémoire depuis quarante ans, et de pop corn, loin de la foule des touristes, mais dans celle, mouvante et chamarée, des étudiants qui venaient juste de terminer la fac ; au rythme des trams qui circulent à toute heure, avec, comme à Vilnius un sentiment de jeunesse, de conquête, d’horizon illimité, j’ai apprécié une ballade qui n’avait aucune forme d’obligation.
Juste le sentiment de saisir quelques grains de raisin avant l’heure.