«Entre, mon Père, aujourd’hui avec moi en cette maison. Je te montrerai les écrits, le supplice de mon peuple, de l’homme persécuté. Je te montrerai les antiques douleurs.» Pablo Neruda (à la mémoire du père des droits de l’homme, Fray Bartolomé de Las Casas, Bouclier des Indiens)
22 Septembre 2008 - lexpressiondz.com/Les droits de l’homme sont, dit-on en Occident, une préoccupation récente. On cite généralement l’Habéas Corpus, la Déclaration américaine d’indépendance, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et enfin la Déclaration des Droits de l’homme des Nations unies de 1948. Nulle trace d’une réflexion ou de textes concernant les Droits de l’homme dans les civilisations et les textes sacrés...Il est vrai que les grandes civilisations de l’humanité ont eu recours à l’asservissement des peuples vaincus. C’est le cas de l’Empire perse et des dynasties pharaoniennes et des civilisations hellénique et romaine. Pendant que naissaient les premières organisations sociales que l’on appellera démocratie, tout en rappelant que la démocratie ne concernait que les patriciens, les aristocrates, et pas la plèbe.
Par ailleurs, dans chaque religion révélée, l’esclavage, un fait social a graduellement été humanisé et même combattu. Cependant, il perdura dans les faits. En Europe, les serfs étaient véritablement des esclaves à la merci des seigneurs. Ce que la terminologie européenne a appelé «les grandes découvertes», entendons par là la conquête par le fer et par le feu du «Nouveau Monde», la Renaissance, et plus tard, ce qu’on appelle le «siècle des Lumières», qui fut, à bien des égards un siècle des ténèbres pour les pays colonisés, ont cherché, justement, les esclaves en dehors de l’Europe. Il faudra attendre l’an 2002, pour qu’à Durban, on déclare que l’esclavage était un crime contre l’humanité.
Deux grands génocides
On dit souvent que l’Amérique est un pays sans passé (le Nouveau Monde). Cette amnésie cache en fait un souvenir d’horreur: le continent américain moderne résulte des deux plus grands génocides de l’humanité; celui des Indiens et de la Traite des Noirs. L’inconscient collectif américain en est peut-être imbibé. Par contre, en Europe qui des siècles durant en a bénéficié pour son développement, l’oubli est profond et la reconnaissance niée au nom de l’oeuvre positive: Ce fut sous le prétexte de «libérer les terres de leurs sauvages» qu’on extermina les Apaches au XXe siècle, comme d’autres ethnies indiennes, en les chassant comme du gibier («Indian Hunt»
Ce fut au cri de «Je suis une voix qui clame au sein de la sauvagerie» que le père dominicain Anton de Montesinos fustigeait du haut de la Chaire de la Cathédrale de Saint-Domingue, au soir de l’Avent de 1511. Il s’adressait aux esclavagistes réunis autour du fils de Colomb Don Diego Colón, ahuris de l’entendre, car ils savaient que par «sauvages» il n’entendait pas les Indiens. Ce fut ce sermon qui parla à la conscience du conquistador Bartolomé de Las Casas, pour en faire, d’un conquistador de père en fils, le Bouclier des Indiens. Il leur consacra toute sa vie, développant le sermon de Montesinos en une Éthique au service des opprimés. Le père de cette Éthique fut donc Fray Don Bartolomé de Las Casas, évêque au Mexique. Les nouvelles lois de 1542 supprimèrent effectivement l’esclavage des Indiens, mais le débat rebondit, notamment entre le dominicain Bartolomeo de Las Casas (1474-1566) et son adversaire J.G. de Sepulveda. Las Casas, dans son Apologetica historia de las Indias, écrite entre 1555 et 1559, défendit l’égale dignité et l’unité du genre humain:
«Il n’y a point de nations au monde, pour rudes et incultes, sauvages et barbares [...] qu’elles soient, et même parfois proches des bêtes brutes, qui ne puissent être persuadées, amenées et réduites à un ordre policé, et devenir paisibles envers les autres hommes, à condition d’user à leur égard de moyens appropriés et de suivre la voie digne de l’espèce humaine, à savoir amour, mansuétude et douceur, sans jamais s’écarter de cette fin. Tous ont leur entendement, leur volonté et leur libre arbitre puisqu’ils sont formés à l’image et à la ressemblance de Dieu; [...] tous ont en germe les principes naturels qui leur permettront d’entendre, d’apprendre et de connaître les sciences et choses qu’ils ignorent, non seulement ceux qui ont une inclination naturelle, mais même ceux que leurs coutumes dépravées entraînent au mal; tous se réjouissent du bien et ressentent du plaisir à ce qui est agréable, et tous fuient et haïssent le mal et éprouvent du désagrément à ce qui est déplaisant et nuisible [...]. C’est ainsi que tout le lignage des hommes est un, et tous les hommes sont semblables par leur origine et leur nature, et aucun ne naît instruit; et ainsi nous avons tous besoin au début d’être guidés et soutenus par ceux qui sont nés avant nous.»(1)
De ce moine castillan, historien, théologien, juriste et militant, on connaissait sa fameuse Controverse de Valladolid. Or son Histoire des Indes n’est pas seulement un plaidoyer humaniste en faveur de ses «protégés» et une chronique documentée des ravages opérés par Christophe Colomb et par ses successeurs. Las Casas montre comment les meilleurs esprits, les hommes politiques les plus éclairés deviennent comme fous et enragés dès qu’ils sont saisis par la fièvre du profit et de la domination.(1)
L’une des certitudes assénée à la manière d’une incantation est l’exclusivité de l’émergence en Europe et uniquement en Europe de cette notion des droits de l’homme. On connaît le parcours officiel selon les pays. En Grande-Bretagne, on n’oubliera pas d’arrimer ces droits à l’Habéas Corpus et Thomas Moore en 1679. Aux Etats-Unis, ce sera la Déclaration d’indépendance de 1776, en France ce sera la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui reprend dans les grandes lignes les idées de la Déclaration américaine. Plus tard en 1947, fut annoncée la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations unies. Dans le discours sur la paternité des Droits de l’homme, une chape de plomb s’est abattue sur le passé et cette amnésie occidentale fait que les Droits de l’Homme sont devenus une marque déposée, notamment dans la «Patrie des Droits de l’homme!!!». Cela n’empêcha pas Jules Ferry de déclarer que «Les droits de l’homme ne sont pas valables dans nos colonies!». Traduit en clair: c’est la liberté du renard dans le poulailler! Qu’en est-il vraiment?
Pour le professeur Amartya Sen, Prix Nobel d’économie, il n’y a pas de spécificité occidentale des Droits de l’Homme. Ecoutons le: «On se demande souvent s’il est vrai que les sociétés non-occidentales devraient être encouragées, voire poussées à se conformer aux "valeurs occidentales de libération et de liberté". N’est ce pas là de l’impérialisme culturel? La réponse, bien sûr, est que la notion de Droits de l’Homme repose sur l’idée d’une humanité commune. Ces droits ne dérivent pas de la citoyenneté propre à un pays quelconque, ou de l’appartenance à une nation, mais sont octroyés à chaque être humain. En ce sens, le concept d’universalité des Droits de l’Homme est une idée unificatrice.»
«Y a t il réellement des différences aussi strictes au sujet des Droits de l’Homme entre les traditions et les cultures du monde? Il est sans doute vrai que les porte-parole gouvernementaux de nombreux pays asiatiques n’ont pas seulement contesté la pertinence et la force obligatoire des droits universels de l’homme, ils ont fréquemment émis cette opposition au nom de valeurs asiatiques», en les opposant aux valeurs occidentales.
Les Droits de l’Homme dans l’histoire
La revendication porte sur le fait que dans le système de valeurs dites asiatiques, par exemple dans le modèle confucéen, on insiste davantage sur l’ordre et la discipline, et moins sur les droits et les libertés. De nombreux représentants politiques ont argumenté que faire appel à une acceptation universelle des Droits de l’Homme illustre l’imposition de valeurs occidentales à d’autres cultures Il y a une tendance en Europe et aux États-Unis à admettre, au moins, de manière implicite, que c’est en Occident - et seulement en Occident - que les Droits de l’Homme ont acquis leur valeur, et cela dès l’Antiquitété. En considérant la civilisation occidentale comme le lieu naturel de la liberté individuelle et de la démocratie politique, il y a déjà une tendance à déduire le passé à partir du présent. Toutefois, d’autres idées, telle que la valeur de la tolérance et l’importance de la liberté individuelle y ont été pensées et défendues depuis longtemps, et à de nombreuses reprises pour certaines. Par exemple, les écrits d’Aristote sur la liberté et la prospérité de l’espèce humaine représentent un important fondement pour les théories contemporaines des Droits de l’Homme. Néanmoins pour d’autres philosophes occidentaux (Platon et Saint Augustin par exemple) la prédominance de l’ordre et de la discipline sur la liberté n’était pas moins une priorité que pour Confucius lui-même (..). Il y a beaucoup de variété dans les traditions intellectuelles asiatiques. Ainsi, de nombreux écrivains ont souligné l’importance de la liberté et de la tolérance, quelques-uns les considérant comme ce qui revient de droit à chaque être humain. Pour donner un seul exemple, l’empereur indien Açoka, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, réalisa de nombreuses inscriptions politiques en faveur de la tolérance et de la liberté individuelle.
Des questions spécifiques se posent souvent à propos de la tradition islamique.(...) La civilisation musulmane est souvent dépeinte comme étant fondamentalement intolérante et hostile à la liberté individuelle. Mais autant pour l’Islam que pour les autres traditions, la diversité et la variété qui existent à l’intérieur d’un mode de pensée sont à prendre en considération. Les empereurs turcs étaient souvent plus tolérants que leurs contemporains européens. Les empereurs mogols en Inde, à une exception près, n’étaient pas seulement extrêmement tolérants en pratique, mais certains ont même théorisé la nécessité de tolérer la diversité. En Inde, les déclarations d’Akbar, le grand empereur mogol du XVIe siècle, au sujet de la tolérance, pourraient compter parmi les grandes déclarations politiques classiques et auraient dû recevoir davantage d’attention en Occident, si seulement les historiens occidentaux de la politique avaient conçu autant d’intérêt pour la pensée orientale que pour leur propre héritage intellectuel. A titre de comparaison, il est à remarquer que l’Inquisition faisait encore des ravages en Europe lorsque Akbar faisait une politique d’Etat que de protéger tous les groupes religieux. Un érudit juif tel que Maïmonide a dû fuir l’Europe intolérante du XIIe siècle et les persécutions contre les juifs pour la sécurité offerte au Caire sous la protection du sultan Saladin. Alberuni, mathématicien iranien, fut l’un des premiers anthropologues du monde. Il remarqua et s’indigna du fait que «la dépréciation de l’étranger est un trait commun à toutes les nations.»(2)
Pour aller dans le même sens, il nous a paru intéressant de verser au plaidoyer le fait que la notion des droits de l’Homme n’était pas étrangère à l’Afrique, le continent des ténèbres chers à Victor Hugo et à Hegel. Ecoutons l’historien Djibril Tamsir Niane: «La charte de Kurukan Fuga est un ensemble de décisions et de recommandations prises par l’assemblée des alliées de l’empereur Soundjata. C’était en 1236. Ces décisions et recommandations de fait constituent une loi fondamentale qui a servi d’assise à l’empire créé par Soundjata, l’empire du Mali. La charte du Mandé enseigne la tolérance, la fraternité entre clans et ethnies. Il est dit dans la charte du Mandé: Chacun a le droit à la vie et à la préservation de son intégrité physique...Peut-on mieux dire pour garantir la sécurité de l’individu. Cela, la charte l’a exprimé avant la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et même avant la Magna Carta des Britanniques de 1297; l’abeas corpus est le fondement historique des libertés civiles anglaises, qui dispose: aucun homme libre ne sera pris et emprisonné, ni dépossédé, ni exilé, ni ruiné, de quelque manière que ce soit, ni mis à mort ou exécuté, sauf à la suite d’un jugement loyal de ses pairs et par les lois du pays. Cette idée capitale qui fonde les droits de l’homme a été exprimée en 1236 à Kurukan au coeur du continent africain»(3)
Après la boucherie de la Seconde Guerre mondiale, il est apparu nécessaire de poser les règles d’un nouvel ordre mondial basé sur plus de justice. On parle alors des Droits de l’Homme, de tous les droits pour tous les hommes. Beaucoup des «droits» consacrés par ces dispositions, ont été perçus comme des idéaux plutôt que comme de réelles prérogatives ouvrant la voie d’un recours devant les tribunaux. Leur mise en oeuvre commanderait qu’on alloue des deniers publics. Elle imposerait aussi aux gouvernement concernés l’obligation de faire quelque chose alors que, pour les droits civils et politiques, la protection passe le plus souvent par la chasse à certains comportements notamment de ceux qui ne sont pas de souche.(4)
Depuis le 11 septembre 2001, les pays occidentaux ont mis entre parenthèses beaucoup de droits humains pour cause de terrorisme. Les Etats-Unis avaient donné le «la» avec le «Patriotic act», suivi par la France et les autres pays d’Europe. En Grande-Bretagne, les attaques en juillet 2005 ont encore plus durci les règles concernant les étrangers. La suppression de l’habeas corpus («Que tu aies ton corps»
(*) Ecole nationale polytechnique
1.Bartolomeo de Las Casas: Apologetica historia sumaria destas Indias occidentales y meridionales, Traduction: M. Roland Minnerath. éd. E.Gorman, tome1, Mexico, 1967.
2.Amartya Sen: Les Droits de l’Homme et l’illusion occidentalisante. La République des Lettres, 04 mai 2008
3.Chérif Elvalide Sèye:Entretien avec Djibril Tamsir Niane.Les Afriques.com 25-08-2008
4.C.E.Chitour: La mondialisation: l’espérance ou le chaos? Editions Anep. Alger. 2003