Retour sur la journée du 5 juin dernier.
Les dates se mélangent bien entendu un peu. Mais j’écris en septembre sur les traces de juin alors, cela ne fait plus vraiment de différence.
En effet, le 5 juindernier je suis resté chez moi pour écouter, au passage des heures sur une radio que j’aime bien, France Inter, s’égrener un peu les mêmes plaisanteries, les mêmes citations, les mêmes mémoires écorchées d’avoir trop servies à chaque césure de l’antenne. On annonçait le départ de Louis Bozon dont le dernier enregistrement du « Jeu des mille euros » aurait lieu à la mi-juin, de telle sorte que, la grille d’été commençant en juillet, sa dernière contribution est diffusée le 27 juin exactement.
Il sera remplacé, comme cela se doit, par un plus jeune, pourtant moins chevelu que lui : Nicolas Stoufflet. Le jeu ne disparaît donc pas.
Et ce jeu, né en 1958 sous le nom de « Jeu des mille francs », lorsque mes parents peinaient à s’habituer aux « nouveaux francs », m’a, comme beaucoup d’autres jeunes Français, accompagné avec plusieurs voix successives sorties de l’invisible : celle de Roger Lanzac, puis celle de Lucien Jeunesse et enfin celle de Louis Bozon, ranimant en 1995 un témoin des temps anciens que l’on croyait moribond, mais qui passera encore quelques années de diffusion, après le cap de la monnaie unique, multipliant du coup le montant de ses prix.
Cet animateur qui faisait mes réveils dans les petits matins, était soudain propulsé des souvenirs de Marlène Dietrich dont il est l’exécuteur testamentaire, à celui de bateleur, aidant les foules à encourager des candidats, savants d’une heure.
J’ai l’impression que si j’écris pour les habitants de la Norvège, ce qui doit bien arriver quelques fois, cela ne peut que leur paraître bien incongru. En quoi et pourquoi ce Louis Bozon est-il pour moi aussi important que les écrivains ou les peintres que j’ai évoqués récemment ou bien encore en quoi vient-il se juxtaposer aux grands et les petits miracles de la mémoire européenne ? Mais pourquoi avoir aussi évoqué il y a un an la mémoire de Jacques Martin ?
Je pense qu’une partie de la réponse est placée dans l’enfance. Les voix que j’écoutais régulièrement ont eu une grande importance pour moi : celle de Claude Villers, celle de José Arthur, puis celles des duettistes du Masque et la Plume : François Régis Bastide et Michel Polac et celles des critiques invités à débattre de leurs conceptions du théâtre, du cinéma ou de la littérature. Et la voix de Marianne Oswald lisant des contes pour enfant ou chantant Prévert… Je pourrais en aligner d’autres et je pense que beaucoup de Français, voire de francophones de mon âge, comprendront et pourraient égalementétablir un florilège du même ordre.
Alors, ce qui vous tient au cœur, pour des raisons peut-être futiles, mérite bien un hommage, sinon une larme.
Mais une autre partie de ce sentiment précieux est reliée à ma grande fureur concernant la destruction du service public audiovisuel français entrepris par certains cercles qui entourent le Président de la République, sinon le Président lui-même.
Chaque petite parcelle de cette mémoire sonore qui, par cascades, m’en évoque d’autres, me fait songer que je tiens une grande partie des sous bassement de ma propre culture de ces bateleurs culturels qui ont fait retentir de joie France Culture ou France Musique quand j’avais quinze ans, vingt ans…et jusqu’aujourd’hui avec France Inter. Louis Bozon y compris !
Je tiens, comme à ma vie, à un ensemble de radios dites de service public où des producteurs bien différents les uns des autres ont reçu des espaces de liberté où ils peuvent exprimer leur intelligence. Où ils le peuvent grâce à l’argent public. Où ils le peuvent sans être là pour vendre des espaces de cerveau disponibles à des annonceurs, mais pour peupler ces espaces de cerveau disponibles d’imaginaires multiples.
De quoi notre Président a-t-il peur à ce point ?
Je relisais il y a peu l’intervention de Peter Schieder, alors Président de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe. Il parlait de ces valeurs précieuses, à Bucarest, le 19 septembre 2003 :« Depuis 1989, plus de vingt nouveaux Etats sont devenus membres du Conseil de l’Europe. Dans chaque cas, l’Assemblée a examiné de très près la situation des radiodiffuseurs publics, dans le cadre de l’examen préalable à l’adhésion. Aujourd’hui, le cadre juridique et les modalités pratiques du fonctionnement normal de l’audiovisuel public continuent de faire l’objet d’un examen minutieux à l’occasion du suivi « post-adhésion » du respect des obligations et des engagements des Etats membres.
Il reste encore énormément à faire. Le rapport le plus récent de l’Assemblée concernant la liberté d’expression et les médias en Europe, adopté en janvier de cette année, dresse une image sombre de la situation dans un grand nombre de nos Etats membres. Ce rapport déplore le fait que, dans la plupart des Etats de la Communauté des Etats indépendants, la télévision nationale continue d’être dirigée par l’Etat ou étroitement contrôlée par le gouvernement. Cela touche au cœur du problème – on continue à faire comme s’il n’y avait pas de différence entre audiovisuel public et audiovisuel d’Etat, et les médias électroniques qui ne sont pas entre des mains privées sont souvent considérés comme les marionnettes des forces au pouvoir.
Dans certains cas, l’Assemblée et le Conseil de l’Europe ont dû peser de tout leur poids pour empêcher l’adoption de lois sur les médias qui auraient permis une ingérence directe du pouvoir politique. La loi moldave relative à l’audiovisuel public, par exemple, a dû être modifiée à notre demande, et l’on attend encore que les autorités arméniennes et azerbaïdjanaises fassent de même. La mainmise de l’Etat sur les médias électroniques atteint une telle ampleur en Russie qu’elle est gravement préoccupante. »
Je ne sais pas si pour les pays en question, la situation est toujours préoccupante. Ce que je constate et que je vis, en tant que citoyen français, est la volonté non pas la volonté de l’Etat de contrôler l’audiovisuel public, mais de l’étouffer sous prétexte d’indépendance et de favoriser de ce fait les médias privés, non pas parce qu’ils seraient plus indépendants, mais justement parce qu’ils sont liés à quelques personnages importants de l’Etat, par un partage d’influence bien compris.
Une situation que l’Italie a vécue bien avant la France et vit encore aujourd’hui.
Alors avec la disparition à l’antenne de la voix de Louis Bozon qui dit adieu du fait de l’âge, j’espère ne pas faire un premier adieu à la radio que j’aimais et qui franchirait ainsi une étape symbolique vers le lieu de tous les abandons.