Dans la lignée du précédent billet, et pour répondre à certaines des remarques qui lui ont été faites, un autre visage de William Morris, celui du calligraphe... où l'on remarque encore une fois la proximité du travail de notre artiste victorien avec les enlumineurs et calligraphes médiévaux. Ci-dessous, une photographie du manuscrit de Saint Gail, fournie par la bibliothèque virtuelle CESG via M. Patouche, où l'on retrouve le système des encres bicolores, avec incipit en rouge et corps du texte en noir. Comme l'a fait remarquer M. Patouche par mp, on dirait presque un livre imprimé, et pourtant ça date du IXe siècle: grandes marges vides, "justification" du texte, cadrage de l'image qui donne l'impression d'une planche gravée, position de la lettrine...
Ce sont donc ces modèles de manuscrits qui ont inspiré notre manière de concevoir le livre imprimé, et cela depuis le XVe siècle (Voir La Naissance du livre moderne, Henri-Jean Martin, éditions Cercle de la Librairie; on peut aussi aller voir la page incunable de Wikipedia).
Comme je disais, donc, William Morris s'est non seulement intéressé aux incunables, mais aussi à la calligraphie médiévale. Aussi il est difficile de déterminer ses modèles artistiques, que ce soit en tant qu'imprimeur ou en tant que calligraphe. Il serait trop simple (mais évidemment pas complètement faux) de dire qu'il s'inspire des manuscrits médiévaux pour ses travaux de calligraphie, et des incunables pour ses travaux d'imprimeur. Mais comme les incunables s'inspirent eux-mêmes des manuscrits, ça brouille un peu la chaîne déterministe des inspirations, et il paraît probable que Morris s'inspire des manuscrits médiévaux comme des incunables, à la fois pour ses travaux d'imprimeur et de calligraphe.
Si le principe de la dorure à l'intérieur de la page, dans l'exemple ci-dessus, semble directement inspiré des manuscrits médiévaux, on remarquera néanmoins la (relative) séparation du texte et de l'image, qui ne s'entremêlent pas, et qui semble découler de l'organisation des incunables, où la planche xylographique et la typographie sont séparées spatialement, plutôt que des manuscrits. Cependant, l'exemple du manuscrit de Saint Gail, fourni par M. Patouche, montre que tous les types d'organisations spatiales existent dans les manuscrits médiévaux, et donc que les choses sont plus compliquées que ça. D'autre part, il y a chez Morris, comme ci-dessous, des manuscrits avec envahissement de l'espace du texte par les bordures végétales.
On trouve donc de tout, aussi bien dans les manuscrits médiévaux que dans ceux de Morris. Cette inventivité des manuscrits est essentiellement due à l'absence des restrictions techniques qui caractérisent au contraire les livres imprimés jusqu'au début du XXe siècle, dans lesquels les conditions et techniques d'impression influent sur l'organisation de la page. A la main, c'est long, mais on peut tout faire. Avec une presse, c'est plus rapide, mais on ne peut pas tout faire. Avec un logiciel, on peut (on pourra?) tout faire, c'est relativement rapide, mais c'est beaucoup plus compliqué.
En définitive, pour connaître les modèles de Morris, il faudrait surtout enquêter dans sa vie privée, pour savoir à quels manuscrits et à quels incunables il a eu accès, et ainsi reconstituer sa "bibliothèque imaginaire", afin de voir où est l'invention, où sont les emprunts. Le travail a déjà été en grande partie effectué pour la typographie; pour l'organisation de la page c'est plus compliqué, sachant qu'il y a non seulement les incunables, mais aussi les manuscrits qui rentrent en ligne de compte.
Pour la fin de ce billet, je voudrais présenter une calligraphie de William Morris dont j'aurais bien aimé connaître l'existence avant la rédaction et la soutenance de ma thèse: il s'agit d'une calligraphie de jeunesse, inachevée et assez maladroite, prenant pour texte un conte de Grimm, Der Eisenhans (L'homme de fer, ou Hans de fer). Qui sait, je pourrais peut-être l'exploiter pour la publication, si un jour elle advient?