Le début commence comme dans l’Etranger de Camus par une phrase forte : « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. » (p.11)
Tout est déjà dit par cette simple phrase. On perçoit la déroute de l’auteure suite à cet événement dramatique mais aussi sa culpabilité latente d’avoir dû placer sa mère quand celle-ci avait perdu la raison.
Le livre retrace donc le parcours de cette mère, qui vivait en Normandie, dans un milieu modeste (ouvrier), mais qu’elle tentera de quitter en s’élevant un peu socialement (petit commerce). C’est elle qui poussera sa fille Annie à faire des études, à « s'en sortir » mais en faisant cela elle la fera passer de l’autre côté de la barrière, dans le monde bourgeois et cultivé où elle-même n’aura jamais accès. D’un côté, donc, elle sera fière du parcours de son enfant, mais de l’autre, cet enfant, elle l’aura perdu car elle ne la comprendra plus vraiment (et réciproquement).
L’écriture a finalement un rôle cathartique pour Annie Ernaux :
« Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée. » Alors qu’Annie, adolescente, fuyait sa mère (dont elle ressentait cruellement le côté populaire au point d’en éprouver une certaine honte) elle va pourtant l’accueillir chez elle lorsque celle-ci sera âgée (mais en retrouvant cette impression d’être épiée dans son comportement d’intellectuelle). A la fin, lorsque la démence sera là, elle l’aura perdue une nouvelle fois, mais c’est la mort, évidemment, qui scellera l’adieu définitif :
« Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »
Car si Annie Ernaux se sent coupable envers sa mère (de l’avoir reniée socialement et d’avoir dû la placer), elle éprouve également un certain malaise vis à vis de sa classe d’origine : elle ne la comprend plus et s’y sent mal à l’aise, mais elle n’oublie pas qu’elle en est issue et qu’une partie d’elle-même puise donc ses racines là. La disparition de la mère coupe donc définitivement les ponts avec un monde révolu. D’où la nécessité d’écrire tout cela pour retrouver la paix intérieure.
En lisant ce livre, je me demandais dans quelle catégorie il convenait de le ranger. Car finalement, écrire sur ses parents, est-ce déjà de la littérature ou bien est-ce que cela relève du journal intime ? A un certain moment, l’auteur donne elle-même la réponse :
« Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du social et du familial, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de cherche rune vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. » (p. 23)
Annie Ernaux considère donc que le fait d’utiliser les mots rattache d’emblée son travail à la littérature (tout en insistant sur le fait qu’il y a une part personnelle importante qui fait qu’elle reste un peu en dessous).
Evidemment, si elle s’était juste contentée de retracer pour elle seule un portrait de sa mère, on n’aurait pas pu qualifier son livre de littéraire. Mais elle va au-delà de la peinture individuelle en replaçant cette mère dans son contexte historique et social :
« J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à me sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus généreuse. »
Petite fille, elle a donc connu sa mère avec certains traits de caractère qu’elle a crus lui être propres. Adulte, elle se rend compte qu’une bonne partie de ce caractère était lié à l’appartenance à une classe sociale bien définie (parler fort, déplacer les objets en faisant du bruit, etc.). Ecrire tout cela dépasse donc le simple compte-rendu individuel et permet d’atteindre une vérité plus générale. C’est en ce sens, à mon avis, que ce livre appartient de plein droit à la littérature.
Mais une fois ce point acquis, qui rassure l’écrivain, un autre doute surgit, qui concerne la petite fille que fut Annie :
« Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner un sens. »
En livrant sa mère aux lecteurs, elle la sauve de l’oubli mais elle en fait aussi un personnage quasi public, qui ne lui appartient plus vraiment. Autre paradoxe de l’écriture…
Finalement, demeure le problème de savoir dans quelle catégorie on va placer ce livre, puisque c’est bien de la littérature.
« Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire."
Comme quoi, rien n’est simple quand on se met à écrire pour clarifier ses pensées et exorciser ses démons.