Ce livre est intéressant pour (au moins) trois raisons.
D'abord, il y a un côté "tour de force" : c'est l'historien en chef de l'école des annales qui s'attaque à l'événement par excellence, mille fois traités dans les récits d'histoire-bataille, présenté par des générations d'historiens comme l'acte fondateur de la monarchie française. Le dimanche 27 juillet 1214, le roi Philippe Auguste remporte à Bouvines, près de Lille, une victoire écrasante sur les armées de l'empereur allemand Otto IV de Brunswick et ses alliés, le comte Ferrand de Flandre, le duc Henri de Brabant et le comte Renaud de Boulogne, aidé par Jean-sans-terre, souverain d'Angleterre. Or la démarche de l'école des annales est quasiment à l'opposé de cette vision de l'histoire : pour les historiens de cette "nouvelle histoire", il ne fait pas se laisser éblouir par les événements, les fausses ruptures, il faut regarder les mutations du temps long, les lentes évolutions historiques. Et il y a ben quelque chose de fascinant à voir Duby démonter Bouvines comme un réveil et chercher comme il est dit dans la préface de Pierre Nora à "planter le drapeau de la nouvelle histoire sur l'Annapurna de l'histoire bataille".
Ensuite, le livre propose une exploration passionnante de toutes les facettes de ce dimanche de Bouvines, en quelques chapitres limpides consacrés successivement à la guerre, la paix, la bataille, la victoire. Du coup on apprend ce que signifie réellement "faire la guerre" au XIIème siècle, ce que "se battre" signifie. Le rôle qu'y joue l'argent (parce que la guerre est d'abord une façon de faire circuler des richesses, de s'enrichir vite, de capturer des ennemis contre rançon, et pas du tout d'exterminer qui que ce soit : la mort à la guerre par exemple, est quasiment impensable). Au moment de Bouvines, qu'en est-il de l'éthique chevaleresque, de la façon dont elle acquiert progressivement son autonomie, sa légitimité, vis-à-vis de l'éthique religieuse. Ce qu'est le courage et de la façon dont les progrès militaires et de l'armure le conditionnent. L'inquiétude des nobles face à l'arrivée dans les armées de toute une population de mercenaires, de gueux, qui se battent au couteau, l'arme des lâches et des coups bas, qui va se loger dans les interstices de l'armure.
Du coup si Bouvines est important, c'est moins par ce qui s'y accomplit effectivement que par ce que l'événement cristallise d'évolutions externes qui lui échappent largement.
Dans le même esprit, le petit livre d'Alain Corbin sur les grandes dates de l'histoire de France est aussi une belle découverte. Une série d'articles confronte l'image d'Epinal des grandes dates de l'histoire nationale (Marignan, la bataille de Poitiers) avec les derniers travaux des historiens spécialistes de ces périodes. Il est toujours fécond de faire ce travail de confrontation, de ce que la mémoire collective veut bien retenir de ce qui s'est réellement passé. Dans le chapitre consacré à la mémoire de la bataille, Duby explore même la façon dont le dimanche de Bouvines a été tantôt oublié, tantôt célébré, pour des raisons diverses au fil de l'histoire (pour dramatiser l'opposition aux allemands, tantôt pour fustiger les anglais). Chaque époque instrumentalise plus ou moins le passé, l'événement n'est jamais tout à fait ce qu'il prétend être.