L’une des dictatures les plus redoutables du monde s’est basé sur les chiffres pour réprimer la révolte des moines en septembre 2007.
Spécialiste de ce pays, ancien reporter au quotidien Le Monde, Jean-Claude Buhrer décode.
Propos recueillis par Carole Vann/Tribune des droits humains
Il y a exactement une année, des milliers de moines birmans descendaient dans les rues pour exprimer le mécontentement populaire, suite à une hausse faramineuse des prix. Grâce aux téléphones portables, ces images ont fait le tour du monde. Mais rapidement, les manifestations populaires ont été violemment réprimées dans le huis-clos et le Myanmar retombait sous le contrôle d’une junte inflexible. Et ce malgré les ravages du cyclone Nargis en avril dernier.
Spécialiste de la Birmanie, l’ancien correspondant du Monde Jean-Claude Buhrer vient de publier, avec Claude Levenson, "Birmanie, des moines contre la dictature"
Il nous livre son regard sur ces militaires aussi redoutables que superstitieux.
Interview.
Une année après la révolte des moines, c’est silence radio sur la Birmanie. Que s’est-il passé ?
Il y a eu une sérieuse reprise en mains par les généraux birmans comme à chaque manifestation du mécontentement populaire. Depuis qu’ils ont confisqué le pouvoir, les militaires ont toujours utilisé la manière forte. En 1988, lorsque les étudiants sont descendus dans les rues, la répression a causé la mort d’au moins 3’000 personnes. Et l’année dernière, les forces d’ordre ont fait des dizaines de morts en tirant dans le tas, avant de multiplier les arrestations et de vider les monastères.
Il y a en Birmanie près de 500’000 moines. Alors que les civils sont bâillonnés, ils constituent, par les temps qui courent, le seul contrepoids à une armée omnipotente d’environ un demi-million d’hommes. D’ailleurs, devant l’incurie des autorités, ce sont les moines qui ont porté secours à la population après le passage dévastateur du cyclone en mai dernier.
Lors des manifestations de l’année dernière, les autorités ont attendu plus de dix jours avant d’intervenir. Pourquoi ?
Le gouvernement a été dépassé par l’ampleur du mouvement. Et, dans la mesure où ses chefs se réclament du bouddhisme, ils n’ont pas osé, dans un premier temps, employer les grands moyens alors qu’au premier rang des protestataires, se trouvaient les moines. Mais comme le mouvement s’est amplifié au lieu de s’essouffler, ils se sont décidés à réprimer.
La date de l’intervention dépendait aussi de critères surnaturels. Les Birmans attachent beaucoup d’importance à l’astrologie et à la numérologie. Toutes les décisions des militaires se basent sur les chiffres. Pour eux, le 9 est de bonne augure.
Ainsi, ils ont lancé l’armée contre les moines le 27 septembre 2007 parce que cette date contenait 3 neuf : 27, soit 2+7=9 ; septembre, 9ème mois année ; 2007, soit 2+7= 9. Ils se sont dit que c’était le moment d’intervenir.
Autre exemple : juste avant les manifestations populaires de 1988, comme l’économie allait mal, les militaires avaient décidé de remplacer les billets de banque de 50 et 100 kyats par des billets de 45 et de 90 kyats. Ils se sont dit que cela leur porterait chance. Evidemment, ce changement compliquait passablement les comptes des commerçants et des ménagères.
Cette logique superstitieuse veut que quand tout va mal, il suffit de modifier les noms pour transformer la réalité. Donc, suite aux grandes manifestations de 1988, ils ont changé les noms du pays - Birmanie est devenue Myanmar - et de nombreuses villes. Ils ont ensuite imposé ces changements à l’ONU, comme les Khmers rouges naguère pour le Kampuchea démocratique.
Dans le même esprit, comme ils avaient hérité des Britanniques la circulation à gauche, ils ont décidé du jour au lendemain de faire passer la circulation à droite. Mais comme les volants sont restés à droite et les descentes de bus à gauche, cette mesure provoqua le chaos : les gens ne descendaient plus du bus du côté trottoir mais du côté rue.
Une autre de leurs lubies a été en 2005 de transférer subitement la capitale de Rangoun à Naypyidaw, "la cité des rois", où les membres de la junte vivent retranchés dans une sorte de bunker.
L’action de l’ONU sur place a-t-elle été un fiasco ?
En 1992, deux ans après l’éclatante victoire du parti d’Aung San Suu Kyi à des élections dont les militaires ont ignoré les résultats, l’ONU avait nommé un premier rapporteur spécial, un Japonais qui n’a pas pu faire grand chose, puis un Mauricien qui n’a même pas pu se rendre sur place.
Ensuite, un Brésilien, Paulo Sergio Pinheiro, lui a succédé en 2000, mais en 2003, il est devenu persona non grata pour avoir protesté en découvrant des micros cachés lors d’un entretien avec des prisonniers.
Ce n’est qu’en novembre 2007, suite à la révolte populaire et à la session spéciale que le Conseil des droits de l’homme a consacré à la Birmanie, que les militaires ont lâché du lest en laissant entrer Pinheiro, ainsi que l’envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU, le diplomate nigérian Ibrahim Gambari.
Mais ni l’un ni l’autre, éconduits par la junte, n’ont pu faire grand-chose. Lassé, Paulo Pinheiro a jeté l’éponge en mars, tandis que la dernière mission d’Ibrahim Gambari s’est soldée par un échec.
Existe-t-il des moyens de pression ?
Le Conseil de sécurité de l’ONU ne peut rien faire car il se heurte au double veto de la Chine et de la Russie. Pékin est le principal partenaire et pourvoyeur d’armes de la junte. La Chine construit des barrages hydroélectriques sur la frontière et dispose de bases d’observation en Birmanie. Quant à la Russie, elle fournit aussi des armes aux militaires et elle a signé un accord de coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire. De son côté, l’Inde coopère désormais avec la junte pour neutraliser les rébellions de minorités qui se trouvent aux frontières birmanes.
Malgré les sanctions de l’Union européenne, Total reste l’un des premiers investisseurs en Birmanie. Et la junte birmane peut compter sur la complaisance de ses partenaires de l’ASEAN (NDRL : Association des nations de l’Asie du Sud-Est), plus intéressés par son gaz, ses forêts, ses pierres précieuses et autres richesses de son sous-sol.
Les militaires ont dit lors d’une réunion de l’ASEAN qu’ils étaient insensibles aux pressions extérieures, qu’ils avaient l’habitude de vivre en autarcie. Et, s’il le fallait, ils se refermeraient sur eux-mêmes comme une huître sur sa perle.
Source : Tribune des Droits Humains