Magazine Politique
PREMIER POINT
Il faut donc vous entretenir des afflictions de Marie ; il faut que j'expose à vos yeux cette sanglante blessure qui perce son cœur, et que vous voyiez, s'il se peut, encore saigner cette plaie.
Je sais bien qu'il est difficile d'exprimer la douleur d'une mère : on ne trouve pas aisément des traits qui nous représentent au vif des émotions si violentes ; et si la peinture y a de la
peine, l'éloquence ne s'y trouve pas moins empêchée. Aussi, mes frères, ne prétends-je pas que mes paroles fassent cet effet : c'est à vous de méditer en vous-mêmes quel était l'excès de son
déplaisir. Ah ! si vous y voulez seulement penser avec une attention sérieuse, votre cœur parlera pour moi, et vos propres conceptions vous endiront plus que tous mes discours. Mais afin de vous
occuper en cette pensée, rappelez en votre mémoire ce qu'on vous a prêché tant de fois ; que comme toute la joie de la sainte Vierge, c'est d'être mère de Jésus-Christ, c'est aussi de là que
vient son martyre, et que son amour a fait son supplice.
Non il ne faut point allumer de feux ; il ne faut point armer les mains des bourreaux, ni animer la rage des persécuteurs, pour associer cette mère aux souffrances de Jésus-Christ. Il est vrai
que les saints leur fallait des roues et des chevalets ; il leur fallait des ongles de fer pour marquer leurs corps de ces traits sanglants qui les rendaient semblables à Jésus-Christ crucifié.
Mais si cet horrible appareil était nécessaire pour les autres saints, il n'en est pas ainsi de Marie ; et c'est peu connaître quel est son amour, que de croire qu'il ne suffit pas pour son
martyre : il ne faut qu'une même croix pour son bien-aimé et pour elle. Voulez-vous, ô Père éternel, qu'elle soit couverte de plaies : faites qu'elle voie celles de son Fils, conduisez-la
seulement au pied de la croix, et laissez ensuite agir son amour.
Pour bien entendre cette vérité, il importe que nous fassions tous ensemble quelque réflexion sur l'amour des mères ; et ce fondement étant supposé, comme celui de la sainte Vierge passe de bien
loin toute la nature, nous porterons aussi plus haut nos pensées. Mais voyons auparavant quelque ébauche de ce que la grâce a fait dans son cœur, en remarquant les traits merveilleux que la
nature a formés dans les autres mères. On ne peut assez admirer les moyens dont elle se sert pour unir les mères avec leurs enfants : car c'est le but auquel elle vise, et elle tâche de n'en
faire qu'une même chose ; il est aisé de le remarquer dans tout l'ordre de ses ouvrages. Et n'est-ce pas pour cette raison que le premier soin de la nature, c'est d'attacher les enfants au sein
de leurs mères ? Elle veut que leur nourriture et leur vie passent par les mêmes canaux ; ils courent ensemble les mêmes périls ; ce n'est qu'une même personne. Voilà une liaison bien étroite ;
mais peut-être pourrait-on se persuader que les enfants en venant au monde rompent le nœud de cette union. Non, messieurs ; ne le croyez pas ; nulle force ne peut diviser ce que la nature a si
bien lié ; sa conduite sage et prévoyante y a pourvu par d'autres moyens. Quand cette première union finit, elle en fait naître une autre en sa place ; elle forme d'autres liens qui sont ceux de
l'amour et de la tendresse, la mère porte ses enfants d'une autre façon : et ils ne sont pas plutôt sortis des entrailles, qu'ils commencent à tenir plus au cœur. Telle est la conduite de la
nature, ou plutôt de celui qui la gouverne ; voilà l'adresse dont elle se sert pour unir les mères avec leurs enfants, et empêcher qu'elles s'en détachent : l'âme les reprend par l'affection en
même temps que le corps les quitte ; rien ne les leur peut arracher du cœur : la liaison est toujours si ferme, qu'aussitôt que les enfants sont agités, les entrailles des mères sont encore
émues, et elle sentent tous leurs mouvement d'une manière si vive et si pénétrante qu'à peine leur permet-elle de s'apercevoir que leurs entrailles en soient déchargées.
En effet considérez, Chrétiens, car un exemple vous en dira plus que tous les discours, considérez les empressements d'une mère que l'Évangile nous représente. J'entends parler de la Chananée,
dont la fille est tourmentée du démon : regardez-la aux pieds du Sauveur ; voyez ses pleurs, entendez ses cris, et voyez si vous pourrez distinguer qui souffre le plus de sa fille ou d'elle :
Ayez pitié de moi, ô fils de David ; ma fille est travaillée du démon. Remarquez qu'elle ne dit pas : Seigneur, ayez pitié de ma fille. Ayez, dit-elle, pitié de moi. Mais si elle veut qu'on ait
pitié d'elle, qu'elle parle donc de ses maux. Non, je parle, dit-elle, de ceux de ma fille. Pourquoi exagérer mes douleurs ? n'est-ce pas assez des maux de ma fille pour me rendre digne de pitié
? Il me semble que je la porte toujours en mon sein ; puisqu'aussitôt qu'elle est agitée, toutes mes entrailles sont encore émues : In illa vim patior ; c'est ainsi que la fait parler saint
Basile de Séleucie : Je suis tourmentée en sa personne ; si elle pâtit, j'en sens la douleur, ejus est passio, meus vero dolor : le démon la frappe, et la nature me frappe moi-même : hanc dœmon,
me natura vexat : tous les coups tombent sur mon cœur ; et les traits de la fureur de Satan passent par elle jusque sur mon âme : hanc dœmon, me natura vexat ; et ictus quos infligit, per illam
ad me usque pervadunt.Vous soyez dans ce bel exemple une peinture bien vive de l'amour des mères ; vous voyez la merveilleuse communication par laquelle il les lie avec leurs enfants, et c'est
assez pour vous faire entendre que les douleurs de Marie sont inexplicables.
Mais, mes frères, je vous ai promis d'élever plus haut vos pensées ; il est temps de tenir parole, et de vous montrer des choses bien plus admirables.
Tout ce que vous avez vu dans la Chananée n'est qu'une ombre très imparfaite de ce qu'il faut croire en la sainte Vierge. Son amour plus fort sans comparaison fait une correspondance beaucoup
plus parfaite : et encore qu'il soit impossible d'en comprendre toute l'étendue ; toutefois vous en prendrez quelque idée, si vous en cherchez le principe en suivant ce raisonnement ; que l'amour
de la sainte Vierge, par lequel il aime son Fils est né en elle de la même source d'où lui est venue sa fécondité. La raison en est évidente : tout ce qui produit aime son ouvrage ; il n'est rien
de plus naturel : le même principe qui nous fait agir, nous fait aimer ce que nous faisons ; tellement que la cause qui rend les mères fécondes pour produire, les rend aussi tendres pour aimer.
Voulons-nous savoir, Chrétiens, quelle cause a formé l'amour maternel qui unit Marie avec Jésus-Christ ? voyons d'où lui vient sa fécondité.
Dites-le-nous, ô divine Vierge, dites-nous par quelle vertu vous êtes féconde ; est-ce par votre vertu naturelle ? Non, mes frères, cela est impossible. Au contraire, me voyez-vous pas qu'elle se
condamne elle-même à une stérilité bienheureuse, par cette ferme résolution de garder sa pureté virginale ? Comment cela se pourra-t-il faire ? Puis-je bien concevoir un fils, moi qui ai résolu
de demeurer vierge ? Si elle confesse sa stérilité, de quelle sorte devient-elle mère ? Ecoutez ce que lui dit l'ange : La vertu du Très-haut vous couvrira toute. Il paraît donc manifestement que
sa fécondité vient d'en haut, et c'est de là par conséquent que vient son amour.
En effet, il est aisé de comprendre que la nature ne peut rien en cette rencontre. Car figurez-vous, Chrétiens, qu'elle entreprenne de former en la sainte vierge l'amour qu'elle doit avoir pour
son Fils ; dites-moi, quels sentiments inspirera-t-elle ? Pour aimer dignement un Dieu, il faut un principe surnaturel : sera-ce du respect ou de la tendresse, des caresses ou des adorations ;
des soumissions d'une créature, ou des embrassements d'une mère ? Marie aimera-t-elle Jésus-Christ comme homme, ou bien comme un homme-Dieu ? De quelle sorte embrassera-t-elle en la personne de
Jésus-Christ la divinité et la chair que le Saint-Esprit a si bien liées ? La nature ne les peut unir, et la foi ne permet pas de les séparer : que peut donc ici la nature ? Elle presse Marie à
aimer ; parmi tant de mouvements qu'elle cause, elle ne peut pas en trouver un seul qui convienne au Fils de Marie.
Que reste-t-il donc, ô Père éternel, sinon que votre grâce s'en mêle, et qu'elle vienne prêter la main à la nature impuissante ? C'est vous qui, communiquant à Marie votre divine fécondité, la
rendez Mère de votre Fils, il faut que vous acheviez votre ouvrage ; et que, l'ayant associée en quelque façon à la chaste génération éternelle par laquelle vous produisez votre Verbe, vous
fassiez couler dans son sien quelque étincelle de cet amour infini que vous avez pour ce Bien-Aimé qui est la splendeur de votre gloire et la vive image de votre substance. Voilà d'où vient
l'amour de Marie : amour qui passe toute la nature ; amour tendre, amour unissant, parce qu'il naît du principe de l'unité même ; amour qui fait une entière communication entre Jésus-Christ et la
sainte Vierge, comme il y en a une très parfaite entre Jésus-Christ et son Père.
Vous étonnez-vous, Chrétiens, si je dis que son affliction n'a point d'exemple, et qu'elle opère des effets en elle que l'on ne peut voir nulle part ailleurs ; il n'est rien qui puisse produire
des effets semblables ? Le Père et le Fils partagent dans l'éternité une même gloire, la Mère et le Fils partagent dans le temps les mêmes souffrances ; le Père et le Fils une même source de
plaisirs, la Mère et le Fils un même torrent d'amertume ; le Père et le Fils un même trône, la Mère et le Fils une même croix. Si on perce sa tête d'épines, Marie est déchirée de toutes leurs
pointes ; si on lui présente du fiel et du vinaigre, Marie en boit toute l'amertume ; si on étend son corps sur une croix, Marie en souffre toute la violence. Qui fait cela, sinon son amour ? et
ne peut-elle pas dire dans ce triste état, en un autre sens que saint Augustin : Mon amour est mon poids ? Car, ô amour, que vous lui pesez ! ô amour, que vous pressez son cœur maternel !
Cet amour fait un poids de fer sur sa poitrine, qui la serre et l'oppresse si violemment, qu'il y étouffe jusqu'aux sanglots : il amasse sur sa tête une pesanteur en cela plus
insupportable, que la tristesse ne lui permet pas de s'en décharger par des larmes : il pèse incroyablement sur tout son corps par une langueur qui l'accable, et dont tous ses membres sont
presque rompus. Mais surtout cet amour est un poids, parce qu'il pèse sur Jésus-Christ même : car Jésus n'est pas le seul, en cette rencontre, qui fasse sentir ses douleurs. Marie est contrainte
malheureusement de le faire souffrir à sont tour : ils se percent tous deux de coups mutuels : il est de ce Fils et de cette Mère comme de deux miroirs opposés, qui se renvoyant réciproquement
tout ce qu'ils reçoivent par une espèce d'émulation, multiplient les objets jusqu'à l'infini. Ainsi leur douleur s'accroît sans mesure, pendant que les flots qu'elle élève se repoussent les uns
sur les autres par un flux et reflux continuel : si bien que l'amour de la sainte Vierge est en cela plus infortuné, qu'il compatit avec Jésus-Christ et ne le console pas, qu'il partage avec lui
ses douleurs et ne le diminue pas : au contraire il se voit forcé de redoubler les peines du Fils, en les communiquant à la Mère.
Mais arrêtons ici nos pensées ; n'entreprenons pas de représenter quelles sont les douleurs de Marie, ni de comprendre une chose incompréhensible. Méditons l'excès de son déplaisir, mais tâchons
de l'imiter plutôt que de l'entendre ; et, à nous tellement le cœur de la passion de son Fils, pendant le cours de cette semaine où nous en célébrons le mystère, que l'abondance de cette douleur
ferme à jamais la porte à la joie du monde. Ah ! Marie ne peut plus supporter la vie ; depuis la mort de son Bien-Aimé, rien n'est plus capable de plaire à ses yeux. Ce n'est pas pour elle, ô
Père éternel, qu'il faut faire éclipser votre soleil, ni éteindre tous les feux du ciel ; ils n'ont déjà plus de lumière pour cette Vierge : il n'est pas nécessaire que vous ébranliez les
fondements de la terre, ni que vous couvriez d'horreur toute la nature, ni que vous menaciez tous les éléments de les envelopper dans leur premier chaos ; après la mort de son Fils, tout lui
paraît déjà couvert de ténèbres ; la figure de ce monde est passée pour elle ; et, de quelque côté qu'elle tourne les yeux, elle ne découvre partout qu'une ombre de mort : Quidquid aspiciebam,
mors erat.
C'est ce que doit faire en nous la croix de Jésus. Si nous ressentons ses douleurs, le monde ne peut plus avoir de douceurs pour nous : les épines du Fils de Dieu doivent avoir arraché ses fleurs
; et l'amertume qu'il nous donne à boire doit avoir rendu fade le goût des plaisirs. Heureux mille fois, ô divin Sauveur, heureux ceux que vous abreuvez de votre fiel ; heureux ceux à qui votre
ignominie a rendu les vanités ridicules, et que vos clous ont tellement attachés à votre croix, qu'ils ne peuvent plus élever leurs mains ni étendre leurs bras qu'au ciel ! Ce sont, mes frères,
les sentiments qu'il nous faut concevoir durant ces saints jours à la vue de la croix de Jésus. C'est là qu'il nous faut puiser dans ses plaies une salutaire tristesse ; tristesse vraiment
sainte, vraiment fructueuse, qui détruise en nous tout l'amour du monde, qui en fasse évanouir tout l'éclat, qui nous fasse porter un deuil éternel de nos vanités passées, dans les regrets amers
de la pénitence. Mais peut-être que cette tristesse vous paraît trop sombre, cet état vous semble trop dur : vous ne pouvez vous accoutumer aux souffrances. Jetez donc les yeux sur Marie ; sa
constance vous inspirera de la fermeté ; et sa résignation va vous faire voire que ses déplaisirs ne sont pas sans joie : c'est ma deuxième partie.